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« sinistre et attirante dans l’histoire comme une bague dans une mare de sang », « on a des pleurs dans les yeux, sans cause et sans douleur, simplement pour dépenser la quotité de larmes qui a été dispensée à chaque créature. »

Ce goût des larmes, cette culture de la tristesse intérieure, ne s’oppose peut-être à la cruauté que comme un extrême d’un genre à l’autre extrême. Racine avait saisi en Néron tout aussi bien que Renan la nature du Qualis artifex

J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler

Mais les pleurs qu’il versait se distinguaient à peine de ceux qu’il causait. L’essentiel est d’être ému, de se sentir vivre, de saisir son moi dans son acte, d’augmenter le sentiment de la vie personnelle : la cruauté et la pitié sont deux moyens d’y parvenir. Ainsi l’égotiste de Sous l’œil des Barbares « après des semaines de visions banales, soudain réveillé à la vie personnelle par quelque froissement »[1]. M. Barrès a un mot profond sur Jules Tellier : « Celui-ci d’ailleurs, comme tant de voluptueux, de la réalité n’utilisait que les tristesses »[2]. En effet le voluptueux est littéralement entraîné par son plaisir — trahit sua quemque voluptas — comme un terrain érodé par ses torrents. Il n’est arrêté et retenu, il ne s’agrippe à lui-même que par l’échec de la sensibilité, par l’arrêt du plaisir, par les tristesses. D’une part le voluptueux comme tel souffre profondément de la tristesse, d’autre part il arrive à la goûter comme telle, à vibrer avec elle, à l’incorporer à son sentiment et à sa passion d’être. S’il la goûte c’est en l’utilisant. Sa nature voluptueuse fait rendre de la volupté à ce qui contredit la volupté. Voluptueux il porte en lui l’idée, la disponibilité du plaisir, qu’il déverse sur la tristesse même. La vraie volupté est remportée comme une victoire sur la tristesse, comme la vraie santé — Nietzsche — sur la maladie, comme la vraie richesse — Socrate — sur la pauvreté. La volupté toujours coulante est stérile ; la tristesse seule, le froissement, en repliant l’homme sur lui-même, lui permet de se connaître, de vivre double. Le voluptueux, se connaissant dans la tristesse, tire d’elle cette volupté, la plus subtile, la connaissance. Il n’y a pas de grands voluptueux sans une certaine mélancolie, pas de mélancoliques qui ne soient des voluptueux trahis.

  1. Sous l’œil des Barbares, p. 10.
  2. Du Sang, p. 9.