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neur, l’enlèvement des boutons, des galons et des épaulettes est décrit avec d’affreuses visions d’écorchement. Au temps du Panama « les amateurs des choses tragiques n’y perdirent rien. Ils eurent de belles étrennes : le lent étranglement de Baïhaut. On peut comparer ce que subit l’ancien ministre au supplice du garrot… On ne perdit pas un jeu des muscles du chéquard »[1]. M. Barrès idéalise un peu le garrot, qui est moins beau, puisqu’il étrangle d’un coup et que la tête du condamné est couverte d’un voile sur lequel les regards inutiles des malheureux spectateurs se font « mal sans bénéfice. »

Toute cette première partie de Leurs Figures est en images de boucherie, de chasse, de torture et de tauromachie. « Les professeurs veulent que la nature satisfasse les besoins idylliques de leurs honnêtes esprits rétrécis »[2]. M. Barrès dédaigne évidemment de leur donner cette satisfaction. Il est un homme, un homme vivant. L’Espagne — ou plutôt les sentiments naturels auxquels l’Espagne lui a paru prêter un décor — lui apprend à se livrer au lecteur de façon franche, audacieuse, directe. Tension, éréthisme nerveux qui, chauffés par des sentiments d’occasion, et, ici, par les passions de la guerre civile, se traduisent naturellement en cruauté joyeuse et sèche. Mais toute tension implique une détente. La tension dans l’acte de laquelle nous apercevons M. Barrès paraît se résoudre en deux détentes, l’une physiologique et sentimentale, l’autre intellectuelle.

La première, reflux qui s’affaisse d’un flux violent, c’est une sensibilité triste qui se complaît dans sa tristesse, son abattement, son étiage. Le goût de la cruauté — certains passages cités plus haut de M. Barrès l’illustreraient clairement — est lié par une dépendance physiologique, une communauté de nerfs et de centres nerveux, à la sexualité. Et, à l’état brut, l’amour et la haine, l’amour et la mort, sont les deux versants d’un même mouvement de terrain. L’omne animal triste suit la cruauté comme il suit l’amour. M. Barrès donne à son beau livre sensuel de 1894 le titre romantique Du Sang, de la Volupté et de la Mort. Il eût appelé fort bien un autre livre, paralipomènes de l’Ennemi des Lois, Des Larmes, de la Tristesse et de la Mort : la mort demeurant ici le niveau de base pareil où coulent de versants contrastés le sang et les larmes. Mais plutôt le livre même de M. Bar-

  1. Leurs Figures, p. 160.
  2. Le Voyage de Sparte, p. 226.