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en le relief artificiel (comme les cartes où les hauteurs sont exagérées n fois) de l’imagination.

Certaines parties de M. Barrès ne pourraient se satisfaire que dans le cirque romain qui fut le cœur ou le cratère vivant de l’Empire. Les théâtres divers où la vie parisienne le promènent ne lui en offrent qu’une image affadie : « Le monde des arts et les couloirs de la politique, les salons et la rue, la Bourse et le Palais, autant de théâtres où, sans grand effort, se procurera un bon fauteuil d’orchestre celui qui sait utiliser les libertés de 1789 »[1]. L’Espagne, seul pays qui ait conservé dans les centres de sa vie, dans sa moelle épinière, avec ses arènes de taureaux, une image de cirque, fournit à M. Barrès, à un certain goût chez lui de guerre et de cruauté, un fauteuil sur les scènes vivantes et sanglantes d’un théâtre vrai. Des images espagnoles donnent à la vie parisienne la figure du Cirque. Tigrane lui développait que la rue de la Paix « avec ses diamants le faisait toujours songer aux vieilles civilisations égyptiennes »[2]. Ainsi la vie politique, les tumultes et les luttes parlementaires fournissent une excitation plus grande lorsqu’elles satisfont chez un spectateur les puissances de haine, une soif de voir la bête saigner, une volupté de regarder l’homme souffrir.

Du Sang, de la Volupté et de la Mort, Leurs Figures, toute la partie des Scènes et Doctrines du Nationalisme consacrée au procès de Rennes, épanouissent ces instincts. Une belle histoire espagnole de volupté et de meurtre se termine ainsi : « Une vraie haine emporte tout ; c’est dans l’âme une reine absolue, devant qui disparaissent tous autres sentiments. Et entre toutes les haines, la plus intense, la plus belle, la reine des reines enfin, c’est celle qu’exhalent les guerres civiles et que j’entrevis, en décembre 1892, dans les couloirs du Palais-Bourbon »[3]. La haine des guerres civiles, telle que le Panama et l’affaire Dreyfus en gorgèrent M. Barrès, dans le fauteuil d’orchestre parlementaire, la tribune des anciens députés, ou les files que coupe la carte, a l’avantage de ne point s’apaiser, comme la haine de la guerre étrangère, avec la bataille. On n’y fait pas de prisonniers. On ne s’y attendrit pas mal à propos comme il advint lors de la bataille que M. Barrès se fait raconter dans les champs de Frœschwiller. « Un habitant de Niederbronn qui, le lendemain, fut réquisitionné pour travailler sur

  1. Trois stations, p. 25.
  2. Le Voyage de Sparte, p. 146.
  3. Du Sang, p. 85.