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Du Sang, de la Volupté et de la Mort, dédié par une somptueuse préface à la mémoire de Jules Tellier, dégage « l’aveu pour quoi j’adore l’Espagne ; la plus violente vie nerveuse qu’il ait été donné à l’homme de vivre »[1]. Le livre, juvénile, âpre, éclatant, est plein des détentes à la fois animales et artificielles de cette vie nerveuse. Il marque la phase romantique, exaltée et coloriste de M. Barrès. C’est un carnet de notes pour une Bérénice de Tolède, à laquelle il présente ses excuses de ne l’avoir pas amenée à l’être. « Au lieu d’être une de celles que goûtent les esprits fatigués, tu aurais été pressée dans les bras d’hommes passionnés »[2]. Ce qu’était à la Bérénice du Jardin le Musée du Roi René, Greco l’eût été à la Bérénice de Tolède, lui qui manifeste ce qui est propre à l’Espagne, « la tendance à l’exaltation des sentiments »[3]. Et Tolède, Espagne de l’Espagne « secrète et inflexible, dans cet âpre pays surchauffé, Tolède apparaît comme une image de l’exaltation dans la solitude, un cri dans le désert »[4]. Le jardin de Bérénice ne se fût pas volatilisé, mais bien exaspéré, il eût passé des jeux électoraux contre l’Adversaire aux jeux cruels de l’arène ou bien aux jeux intérieurs et passionnés d’Un Amateur d’Âmes dans ce « pays pour sauvage qui ne sait rien ou pour philosophe qui est blasé de tout sauf d’énergie »[5].

Cette tendance à l’exaltation des sentiments s’oppose à peu près exactement à ce qui est le propre d’une culture hellénique, la tendance à la mesure des sentiments. Certes le sens français de la mesure, le goût, manquent moins qu’à personne à M. Barrès. Mais lui-même délimite les parties de son imagination où il cultive de parti-pris ce qui s’exaltera librement. Les paysages espagnols seront les blasons de cette culture. « Ainsi que nous essayâmes en Lorraine, je veux me modeler sur des groupes humains qui me feront toucher en un fort relief tous les caractères dont mon être a le pressentiment »[6]. C’est dire que ce qui existe réellement dans une âme à l’état de virtualité, de tendance, de disponibilité et de pressentiment, les groupes humains, réalisés dans leur idée littéraire, le dégagent, le modèlent, l’idéalisent

  1. Du Sang, p. 158.
  2. Id., p. 121.
  3. Greco, p. 139.
  4. Du Sang, p. 14.
  5. Id., p. 30.
  6. Un Homme Libre, p. 165.