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mouvement : l’acte de la puissance en tant que puissance. On en partirait aisément pour écrire une psychologie du voyage. La culture de M. Barrès tient en partie à cet esprit du voyage. Et rappelons que tous les romantiques, à la lignée desquels il se relie, se connurent, se renouvelèrent par le voyage : Chateaubriand, Lamartine, Flaubert, ont été transformés presque par le voyage d’Orient ; les carnets de voyage de Victor Hugo nous font voir en lui un amateur passionné de la route ; Gautier qui, dépourvu du grand génie qui transcende le romantisme est demeuré le romantique-type comme Boileau est le classique-type, Gautier donna le voyage au romantisme comme son corps même et sa substance. M. Barrès, dans Un Homme Libre, n’a garde de ne pas faire du voyage une des libertés de cet homme. « Wagon léger dans lequel je traverserais la vie, prévenu de toutes les stations, et considérant des paysages divers, sans qu’une goutte de sueur mouille mon front, qu’il faudrait couronner des plus délicates roses si cet usage n’était pas théâtral »[1].

Évidemment M. Barrès ne pouvait en rester à cet hédonisme de chemineau, dont il n’observait la plénitude que chez des êtres incomplets. « Cette cosmopolite, dit-il de Marie Bashkirtseff, qui n’a ni son ciel, ni sa terre, ni sa société, c’est une déracinée. Dans le bréviaire des idéologues, pour exprimer son bohémianisme moral, si étrangement compliqué de délicatesse, par un trait un peu grossier, mais significatif, nous l’inscrirons sous le vocable de Notre-Dame du Sleeping-Car »[2]. Le voyage perpétuel, le voyage pour le voyage, les vrais voyageurs « qui partent pour partir » tout cela constitue un ordre passif, un domaine où nous nous soumettons et subissons. M. Barrès éprouve l’émotion pour la discipliner et l’utiliser ; le voyage n’est point accepté brut par lui, mais employé dans un ordre. Là est d’ailleurs l’attitude d’une humanité normale : le cosmopolitisme à la Marie Bashkirtseff s’accorde à la fois avec le sang slave et avec une certaine nature féminine. Il n’y a guère que des femmes — et surtout des étrangères du Nord — pour passer leur vie dans le sleeping et le caravansérail.

M. Barrès sait voyager. Il se connaît des parties de sécheresse qui sont rafraîchies et vivifiées par le voyage, ou plutôt par les deux mouvements qui font le rythme du voyage comme d’une houle, le départ et le retour. Baudelaire a tort : les vrais voyageurs ne sont pas ceux

  1. Un Homme Libre, p. 215.
  2. Trois stations, p. 140.