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compréhension par l’extérieur nous mène moins loin que ne feraient cinq minutes d’amour. Nous ne pénétrons le secret des âmes que dans l’ivresse de partager leurs passions mêmes. C’est la méthode où se rejoignent les grands analystes et les purs instinctifs. Michelet mal renseigné sur l’Inde védique, les Iraniens, les Égyptiens, les Juifs, les enveloppe d’un tel élan d’amour qu’ils sont mieux éclairés (dans sa Bible de l’Humanité) que par tous les savants mémoires des érudits spécialistes… Et encore, s’il s’agit de comprendre la direction de l’univers et la vie qui emporte les êtres, seuls verront loin les passionnés »[1].

Nous retrouvons ici ces limites et cette musique ténue dont nous éprouvons seulement qu’ils sont un paroxysme, une corde tendue, un lyrisme gratuit, — « direction », « vie qui emporte », et « l’essentiel, c’est-à-dire l’élan », toute cette réalité vibrante de durée pure et de mouvement que M. Bergson amène au clair-obscur de la métaphysique. M. Barrès s’efforce souvent de transposer en mots, en termes mystérieux, en musique, cet état d’émotion intense, voluptueuse et douloureuse, qui ne peut devenir ni intelligence claire ni poésie, et qui demeure incertaine, nerveuse, légère comme un oiseau inquiet, entre elles. Car intelligence et poésie gardent ce caractère commun d’être soumises aux lois du nombre, à des rythmes exacts. « Que de fois nous gagnâmes ces extrêmes régions où ne subsistent plus d’idées ni de raisonnements, mais, seule, une poussière de douleur, de bonheur, qui nous prend dans son tourbillon ! »[2]. Comme le Michelet du Tableau de la France et de la Fête des Fédérations c’est un de ces états de lyrisme, mais en confiance et en joie, qu’il voudrait incorporer à la France : « Les grands états d’émotivité que chacun connut de l’amour, qu’un homme viril reçoit des héros et des chefs de sa race, je voudrais que la terre française chargée de tombes le communiquât au promeneur pensif… Il est des lyres sur tous les sommets de la France »[3]. Les Amitiés Françaises retrouvent ici dans la continuité complexe de M. Barrès le fil de l’Ennemi des Lois. Le même élément persiste dans la vie brute et dans la vie supérieure. Si l’Ennemi des Lois se termine sur la bizarre apothéose de « Velu II confesseur et martyr », c’est que « toute bête, c’est, près de nous un peu de vie pure de mélange pédant »[4].

  1. Trois stations, p. 31.
  2. Les Amitiés Françaises, p. 247.
  3. Id.
  4. L’Ennemi des Lois, p. 206.