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aidé évidemment M. Barrès à devenir ce « fameux individualiste » divisé depuis en des aspects qui eurent des fortunes diverses.

Individualisme qui, placé sur un certain terrain, se ramène à ceci : laisser s’épanouir librement, faire épanouir davantage encore par une méthode une sensibilité à laquelle se ramènent toutes les valeurs. M. Barrès se plaint avec mépris parce que « le problème de l’individualisme qui passionne nos députés quand on le leur pose sous la forme d’une marmite à renversement (Vaillant) ne leur parut in abstracto qu’un phénomène de prétention littéraire »[1], — cela à propos d’un ministre de l’Instruction publique qui aurait amusé la Chambre par des plaisanteries sur le Moi de M. Barrès. Gardons-nous d’aborder ce problème avec l’âme tant parlementaire que ministérielle ici récusée. Considérons bien plutôt cet individualisme comme un phénomène de lyrisme, cet « Hippolyte, figure primitive en qui parle toute la nature et qui se refuse à fixer, c’est-à-dire à limiter les ardentes inquiétudes dont son cœur est rempli »[2]. C’est primitivement qu’il se refuse à les fixer. Mais dans ce lyrisme nu est un principe mortel. « Ce ne fut pas un monstre, mais son triste emportement qui jeta Hippolyte sous la vague. » Plus tard l’image contraire — ce qui se perd dans les cieux — exprimera la même pensée, et, dans le Cheval Ailé sur l’Acrocorinthe, le héros veut retenir le triste emportement dont brûle Pégase de s’enfoncer dans la solitude des aigles. C’est que là sont le paradoxe, la limite douloureuse et la contradiction de l’individualisme : Hippolyte, le Tasse, Louis de Bavière, « composés des meilleures vertus de l’homme et de la femme, ils ne peuvent mieux aimer que soi-même », — c’est-à-dire qu’ils demeurent fatalement sans amour. Ce sont ceux-là que Charles d’Orléans put convoquer pour leur proposer ce refrain de ballade sur lequel il exerçait les poètes de sa cour :

Je meurs de soif auprès de la fontaine.

M. Barrès n’indique jamais ces valeurs d’individualisme anarchique que pour les déclasser aussitôt, pour esquisser sur elles le frein d’une discipline, pour réunir cette matière sous le rayon qui lui confère sa forme. Mais d’autre part jusqu’au bout il a maintenu sur toute discipline certaines valeurs individualistes. Tant dans les Trois Idéologies que dans le Roman de l’Énergie Nationale et les Ami-

  1. Nouvelle préface de Un Homme libre.
  2. L’Ennemi des Lois, p. 151.