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chose qui est puisé par lui dans la substance et la moelle d’une époque, et à quoi nous ne pouvons plus échapper.

Nous ne pouvons lui, échapper ; mais, ainsi qu’il est inévitable, et d’après les propres lois et l’authentique esprit de cette idée elle-même, c’est elle qui sous nos yeux échappe à M. Barrès. Elle lui échappe comme l’enfant par sa croissance même échappe à son père et le pousse inévitablement vers la tombe. Elle ne lui échappe pas parce qu’elle est fausse, mais bien parce qu’elle est vraie. Et la seule façon pour l’enfant de ne pas échapper à son père serait de mourir avant lui et de ne vivre que dans son souvenir, mais il lui échappe parce qu’il vit.

Cette idée échappe à M. Barrès parce que le monde change, et que, dans les figures nouvelles qu’elle revêt à mesure que ce monde change, M. Barrès lui-même ne la reconnaît pas et la combat. Entre l’idée nourrie en lui et l’idée qui lui échappe, il y a eu un fait nouveau, la guerre, la naissance, dans la douleur et le sang, d’une Europe, d’un monde et d’un ordre qui ne seront probablement ni meilleurs ni pires, en bloc, que l’Europe, le monde et l’ordre anciens, mais qui seront autres. M. Barrès les aborde et les juge d’une voix émise dans l’acte même et l’heure qui la rendent périmée.

Il y aura demain des nations et des internationales comme il y en avait hier, mais elles seront autres. Ni le nationalisme ni l’internationalisme ne peuvent tenir le mot de l’heure. Il y aura des nations autant et plus qu’hier, autant et plus repliées sur elles-mêmes qu’elles l’étaient hier. Il y aura des internationales autant et plus qu’hier, autant et plus habiles et fortes pour tourner les barrières nationales qu’elles l’étaient hier. Il y aura de nouveaux nationalismes et de nouveaux internationalismes, et, des uns aux autres, de nouveaux systèmes de passerelles et de ponts.

Et l’impression produite par M. Barrès, le sillon conducteur tracé par lui dans l’intelligence française, demeurera, longtemps encore, visible dans notre relief, vivant par une rivière, par un chemin qui marche, mais qui a son terme et ne saurait fournir qu’une étape. Ce pli, qui épouse des plissements plus anciens, sera lui-même employé par les mouvements de terrain qui suivront, persistera encore sous les effondrements qui dès aujourd’hui le recouvrent et le bousculent. Et ils le recoupent et le bousculent d’une manière que nous pouvons pressentir ou discerner en partie.

La discipline que M. Barrès compose et propose arrive vite au bout de son rôle. Elle y arrive vite parce que cette forme disposait d’une