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C’est ce qu’ont fait, à l’époque où le problème se posait fraîchement et de sa façon jeune et vivante, des deux côtés du Rhin un Gœthe et un Chateaubriand, ou, si l’on veut, c’est ce qu’une certaine nature française, germanique, européenne, a fait par leur moyen. Chacun d’eux, par le poids même de son génie, a penché du côté où sa race le conduisait le moins. Chacun a tenté sur un plan différent un équilibre de la culture et de la vie, mais comme cet équilibre ne saurait être parfait, comme il n’y a de parfait en lui que la tragédie intérieure par laquelle il tente de s’établir, il reste plutôt, chez Gœthe, rompu du côté de la culture, chez Chateaubriand, du côté de la vie. Le dernier et le plus conscient des classiques, le premier et le plus grand des romantiques, participent de la même lumière, comme, dans le Nord, le soir et le matin autour du soleil de minuit.

L’un et l’autre ont ce privilège, qu’ils puisent à la même origine, de réaliser non seulement des types d’art, mais des types humains, de produire des écrits qui ne soient pas les parties juxtaposées d’une œuvre, mais les moments organiques d’une vie. Tout le long du siècle l’opposition des deux idées a passionnément continué, et, à notre horizon, Gœthe et Chateaubriand, les deux grandes montagnes ceintes de forêts et de sources, marquent encore par leurs lignes de neige et de verdure la naissance des fleuves qui dessinent dans notre esprit la courbe de nos paysages.

Dans une génération d’Épigones, M. Barrès, peu à peu et sur un plan plus réduit s’est trouvé amené à assumer un rôle analogue. Lorsqu’il se proposait de sentir le plus possible en analysant le plus possible, il semait, d’un petit mot juvénile, ambitieux et sec, la graine d’où allait sortir un arbre magnifique. Il n’a écrit qu’un livre, Un Homme Libre, dans les marges duquel toute son œuvre prend place comme des Parerga et Paraligomena. Et si Un Homme Libre émut, d’un sûr coup d’archet, tant de sensibilités et d’intelligences, c’est que le siècle y reconnaissait non ce que ses malades ont appelé son mal, mais ce qui est en vérité son problème et son être.

Cet accord toujours tenté, jamais achevé, de la culture et de la vie prend chez M. Barrès la forme d’un mouvement musical continuel entre deux réalités, musicales elles-mêmes et changeantes, aussi bien la Lorraine et la Venise symboliques d’Un Homme Libre que la chapelle et la prairie de la Colline Inspirée. Le goût de la discipline et celui du spontané demeurent juxtaposés, contraires, en impliquant l’instant toujours différé de leur entière fusion. Provisoirement, quand M. Bar-