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réel[1] » dit-il dans la Colline Inspirée. Et, dans la Grande Pitié : « Je ne vois pas dans la nature les dieux à demi formés des anciens, mais elle est pleine pour moi de dieux à demi défaits. » Ce qui demeure de plus solide et de plus stable dans l’attitude religieuse de M. Barrès, de plus cohérent dans cette fuite onduleuse de dieux à demi défaits, c’est une idée positive et réaliste de la continuité humaine. Sion-Vaudémont « nous dit avec quelle ivresse une destinée individuelle peut prendre place dans une destinée collective et comment un esprit participe à l’immortalité d’une énergie qu’il a beaucoup aimée »[2]. La plasticité des signes et des réalités chrétiennes, qui s’ordonnait jadis autour du Culte du Moi, s’ordonne maintenant autour du sentiment nationaliste de la tradition, et, comme le catholicisme est éminemment une tradition, comme il figure la plus grande et la plus longue des traditions humaines, le sentiment religieux se place aujourd’hui chez M. Barrès plus exactement et plus simplement qu’autrefois de plain-pied avec ses préoccupations ordinaires. Dans les Trois Stations il prétendait montrer que « cosmopolites et catholiques sont de la même famille » parce qu’« ils ont à un degré tourmentant le sens du précaire, le désir de la perfection ». Son ordre d’idées lui ferait au contraire connaître que nationalistes et catholiques sont de la même famille parce qu’ils retiennent à un degré pacificateur le sens du durable, la possession d’un passé, d’un ordre, d’une tradition. Mais l’Église fournit pareillement aux deux ordres de symbole. Écrivant une préface à des Pages choisies de M. Barrès, M. Henri Brémond disait : « Deux grands partis travaillent l’indivisible Église, elle-même au-dessus de tous les partis et qui signerait sa déchéance le jour où, par impossible, elle réserverait le monopole de sa défense à l’un ou à l’autre de ces deux partis qui prétendent la représenter. Les uns exaltent en effet la charte de liberté que nous a donnée le Christ ; les autres l’étroite discipline qui seule peut sauver de l’anarchie un des plus vastes royaumes qui soient au monde[3]. » Ce sont ces deux partis de pensée que M. Barrès, à son tour, exprime dans la Chapelle et la Prairie de la Colline Inspirée. Dualisme qui dans le roman comporte, avec les derniers moments de Léopold Baillard, avec le sacrifice du Père Aubry (inspiré sans doute à M. Barrès par les Récits d’une Sœur

  1. La Colline Inspirée, p. 24.
  2. Id., p. 8.
  3. Vingt-cinq années de vie littéraire, p. LXXXII.