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et de foi. « Notre pays regarde avec froideur celui dont le cerveau fonctionne au-dessus d’un cœur sec[1]. » Chez les maîtres français que M. Barrès se reconnut dans sa jeunesse, cet équilibre était rompu : « Renan et Taine sont morts en doutant de la vitalité française… Ils désespéraient. C’est une conséquence de leur abus des analyses et des froids raisonnements. Que ne se fiaient-ils davantage à leur cœur ?[2] » M. Barrès s’est reconnu en plein courant vivant français le jour où il a ajouté Déroulède à Renan et à Taine. Cette combinaison s’est trouvée en lui admirablement viable. Cette union d’un ordre ionique et d’un ordre dorique lui a donné une Acropole solide dans laquelle une suite aux Amitiés Françaises nous fera peut-être un jour pénétrer.

Celle-là, que l’« union sacrée » est la manifestation momentanée et fragile d’une essence française permanente. Pourquoi les diverses figures de la France seraient-elles irrémédiablement hostiles, puisqu’elles coexistent volontiers en chacune de nos unités familiales et individuelles, ces microcosmes du monde français ? « On déforme la France si l’on prétend la définir par les cadres d’un parti politique ; elle les contient tous et les harmonise. Nos radicaux les plus sectaires sortent du séminaire et leurs filles entrent au couvent. Un antimilitariste a toujours quelque frère officier de carrière. Les grands-parents de ceux qui prient le 21 janvier dans la chapelle expiatoire peuvent bien avoir voté la mort du Roi. S’il y a deux Frances, sûrement leurs deux personnels, de génération en génération, sont interchangeables[3]. » Cette déformation de la France par l’optique des partis, le nationalisme sous ses formes supérieures l’a très justement dénoncé : on sait les charges brillantes de M. Maurras contre la « France mais ». L’union sacrée, à laquelle M. Barrès a toujours travaillé très loyalement, a en effet provoqué chez nous comme l’affaire Dreyfus un reclassement plus large et plus franc, a conduit vers une conscience plus nette l’être permanent de la France.

Cette dernière enfin que la France doit représenter non seulement un idéal français, mais un idéal humain, qu’elle signifie pour tous les peuples le libre développement de leur génie, qu’elle ne jouera plus dans le monde le rôle d’un Charles Martin dans le jardin de Bérénice, d’un Bouteiller à Nancy, d’un pangermaniste à Metz et que sa

  1. Les Saints de la France, p. 21.
  2. Id., p. 73.
  3. La Croix de Guerre, p. 202.