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de M. Barrès à des millions d’exemplaires pour montrer à leurs pacifistes en puissance la France comme « le peuple qui professe que nous sommes l’ennemi héréditaire ». Encore une fois nous marchons sur de la lave qui n’est pas refroidie. Je ne blâme ni n’approuve M. Barrès. Je crois seulement que cette question peut-être posée : L’intérêt d’une nation est-il de fournir gratuitement des matériaux et des sujets à la haine, d’une autre nation ? Nos professeurs ont-ils raison quand ils taxent les Samnites d’imprudence pour avoir fait passer les Romains sous le joug des Fourches Caudines ?

Les mois qui ont suivi l’armistice nous ont montré tout de suite le danger de cette littérature de guerre lorsqu’elle saute pour la conduire sur les épaules de la diplomatie. « Comme ils vont être heureux, s’écrie M. Barrès, les gens de la rive gauche du Rhin, une fois leur première fièvre tombée, de participer de notre vie nationale et de monter en grade, grâce à nous, dans l’échelle de la civilisation ! Dans quelques années ils béniront leur défaite[1]. » Vers 1871 cela fut sans doute écrit en Allemagne, des Alsaciens-Lorrains, plusieurs centaines de fois. D’une rive à l’autre et d’une langue à l’autre ces lieux communs naïfs et violents, sont interchangeables. — Faisons Brutus César !

Il va de soi cependant qu’un ouvrage d’une douzaine de volumes écrits par M. Barrès sur l’Âme Française et la Guerre doit répondre souvent à son titre. Disciple de Michelet et de Taine, de la Lorraine et de Déroulède, M. Barrès n’est pas seulement un écrivain nationaliste, il est un écrivain national. Trente ans de pensée et de travail ont fait de lui une des personnifications actuelles, la principale peut-être et la plus vive, de la nature française, de la durée française, de la tradition française, telles que ces sources apparaissent aujourd’hui sortant des canaux souterrains, et filtrées par la dépouille accumulée d’une race.

On peut discerner dans sa figure de la France trois idées que l’art de M. Barrès amènera peut-être un jour à la vie en les pensant librement et solitairement, en même temps que délivrées du corset de fer qui les étreint aujourd’hui elles se développeront d’elles-mêmes selon leur être spontané.

Celle-ci, que la nature française implique un certain équilibre entre un cerveau et un cœur, et que l’intelligence ne saurait négliger chez nous sans s’anémier elle-même certaines puissances de vénération

  1. Les Voyages de Lorraine, p. 303.