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cette Âme française et la guerre qui atteindra bientôt sa quinzaine de volumes. Leurs Figures a pu nous montrer que certains chefs-d’œuvre littéraires de M. Barrès ne partaient point d’un naturel précisément bénin. Inversement une nature à laquelle on ne peut qu’applaudir nous donne ici une pile de livres assez médiocres. J’entends bien d’abord que ce sont des articles de journal. Mais si M. Barrès a laissé, au cours d’une carrière de presse déjà très longue, enterrés dans d’anciens journaux plus d’un millier d’articles dont certains me sont restés dans la mémoire comme des pages très belles, et si en pleine crise du livre il lui a convenu au contraire de recueillir ceux-ci, il donne par là à la critique l’obligation de négliger les premiers et de faire état des seconds. J’entends surtout que dans sa tribune de l’Écho de Paris il fallait que M. Barrès choisît entre le souci littéraire et celui de l’utilité. Des campagnes pour la régularité du services du T. P., la création de la croix de guerre, la cession de vin remboursable à la troupe, l’amélioration de l’ordinaire ne permettaient pas des jeux de style comme la Mort de Venise. C’est simplement du service de guerre.

Si l’ouvrage paraît littérairement inférieur, c’est précisément que M. Barrès y reste captif de sa littérature sur un terrain où elle est un peu périmée. Moïse ici n’entre pas dans la Terre Promise. Cette lutte contre l’Allemagne, à laquelle toute la pensée vivante, individuelle et traditionnelle de M. Barrès préparait la France, cette conclusion du nationalisme, cette entrée en jeu des Bastions de l’Est, cette guerre qui est vraiment sa guerre, il semble qu’elle l’ait littérairement débordé, peut-être par une onde de ce même mouvement qui a fait politiquement déborder si vite à cette même guerre la question d’Alsace-Lorraine et de nos bastions de l’Est.

Sa figure de la guerre a quelque chose d’académique et de convenu qui frappe les moins informés. Il a écrit sur Greco un beau livre où il explique par ses analogies en peinture sa propre forme littéraire et l’une des pointes ou des flammes de son art ; il y montre cet art et celui de Greco dans l’acte et le trait qui excluent le rondouillard. L’art à qui reviendrait l’illustration de l’Âme Française serait-il bien différent du rondouillard authentique qui va peut-être pulluler demain sur nos places publiques ?

La guerre ici n’est pas vue du dedans, éprouvée dans sa charpente et son anatomie, mais du dehors avec des éléments tirés de cahiers d’études, ainsi qu’une toile académique. Feuilletez ces cahiers d’études, vous n’y trouverez presque que des rappels et des recettes d’atelier :