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qui en reproduisent aujourd hui les traits ses jeunes compagnons de la bataille boulangiste. De même qu’il avait comparé, à Athènes, le procès de Phidias à celui de Boulanger devant la Haute-Cour, il compare à la quatrième croisade la fièvre, le tumulte boulangistes. Et il remarque que ces tumultes français finissent stérilement : « Pourquoi ces fièvres, ces générosités et ces faillites ? Tant que de tels problèmes d’énergie n’auront pas été résolus, la psychologie de notre nation et le sens de son développement demeureront inintelligibles[1]. » Il en garde d’ailleurs un enseignement salubre : « Les vieux boulangistes comme moi ont appris à supporter les déceptions et à se nourrir de chimères[2]. » Raison d’accorder sa vie politique à sa vie intérieure : « Faisons des rêves chaque matin, écrivait-il dans la nouvelle préface de l’Homme Libre, mais sachons qu’ils n’aboutiront pas. Soyons ardents et sceptiques. » Mais plus tard, à la fin des Amitiés Françaises, méditant sur un autre échec politique, il disait : « En vain nous paraissons avoir tout perdu : il y a le vœu de notre sang, il y a notre imagination forte, hardie, qui place, instruite par Corneille, la gloire en dehors du succès[3]. »

Le désastre du boulangisme semble avoir inspiré à M. Barrès le devoir d’une double tâche, qui a suffi à lui procurer une vie intéressante et ardente. D’abord une tâche de sensibilité : venger les vaincus, prendre sa revanche sur les parlementaires vainqueurs en 1889. L’Appel au Soldat se termine par une sorte de serment de vengeance sur la tombe de Boulanger, et Leurs Figures met en scène certains aspects plus ou moins victorieux de cette vengeance. En second lieu un devoir d’intelligence. Le boulangisme a échoué, pense M. Barrès, parce qu’il ne « sut jamais sortir de l’ordre sentimental »[4], que son chef fut « trente-trois ans un fonctionnaire, trois ans un agitateur, puis une année un mélancolique »[5], jamais un homme capable d’une audace ferme, d’un dessein pensé et mûri, et que le boulangisme qui eut contre lui (M. Barrès le ressentit cruellement) le Quartier Latin et la France intellectuelle demeura sans cerveau, sans doctrine. Le devoir était dès lors, pour M. Barrès, de préparer la doctrine sur laquelle

  1. Le Voyage de Sparte, p. 257.
  2. Scènes et Doctrines, p. 250.
  3. Les Amitiés Françaises, p. 243.
  4. L’Appel au Soldat, p. 466.
  5. Id., p. 545.