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LA FIGURE INDIVIDUELLE

renouvelle sans cesse. Quand on a atteint une certaine plénitude passionnée de vie, on pourra l’abdiquer, la discipliner, la canaliser pour une fin supérieure tant qu’on voudra. On n’en gardera pas moins sinon l’idée du moins l’instinct de riches possibilités qui dépassent toutes les réalisations et qui donnent à tous nos trésors réels l’apparence d’un résidu. Cet être pur, joyeux, ce désir accueillant tout, tendu vers tout, il fallait bien que les premiers enthousiasmes de M. Barrès fussent pour lui — puisqu’il est le cœur même, le cœur bondissant de l’enthousiasme, et il fallait bien que M. Barrès lui gardât encore, ensuite, d’une âme romantique qu’il n’a pas abdiquée, quelque sourire et quelques faveurs. Dédiant Un Homme Libre a quelques collégiens qu’il voulait aider, il écrivait : « Chercher continuellement la paix et le bonheur, avec la conviction qu’on ne les trouvera jamais, c’est toute la solution que je propose. Il faut mettre sa félicité dans les expériences qu’on institue et non dans les résultats qu’elles semblent promettre. Amusons-nous aux moyens sans souci du but. » Dès lors les valeurs justes sont les valeurs instantanées. Dilettantisme de la sensibilité bien plutôt que de l’intelligence. Ce qu’il s’agit de chercher et de ne pas trouver, c’est la paix et le bonheur. Mais tandis que le dilettantisme de l’intelligence se suffit fort bien à lui-même, et que la recherche sinon de la vérité tout au moins de ses approximations et de ses masques peut remplir une vie et la rendre à peu près heureuse, le dilettantisme de la sensibilité n’y réussit point, et la recherche expresse du bonheur n’aboutit jamais à la découverte de son objet. Le dilettantisme de la sensibilité conduit nécessairement, par le fil de son eau capricieuse, à un espace d’amertume, à une Mer Morte. Tantôt il mène au suicide, dont cette préface prétend détourner justement les collégiens. Tantôt et le plus souvent il guide vers la religion. Le Barrès de l’Homme Libre a simulé, accompli sur un théâtre un suicide (Qualis artifex pereo !) avec son goût de la mort, et peut-être a-t-il simulé de même une religion avec son sentiment de la terre et des morts.

Le Chant de Confiance dans la Vie qui termine les Amitiés Françaises garde intacts sur le visage de la vie ces prestiges tristes du désir. « Après avoir beaucoup attendu de la vie… on voit bien qu’il faudra mourir sans avoir rien possédé que la suite des chants qu’elle suscite dans nos cœurs »[1]. Nous vivons dans le tourbillon de nos désirs

  1. Les Amitiés françaises, p. 250.