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tique autour de laquelle il ait groupé ses états de sensibilité littéraire. Peut-être tirerions-nous quelque instruction sur les dessous politiques de son socialisme en nous rappelant cette réponse de Renaudin à Suret-Lefort qui demande dans quelle ligue naissante on pourrait réussir : « Il y a le socialisme. Ils manquent d’hommes capables d’étendre leur autorité sur un monde capitaliste et d’éducation bourgeoise. Ils n’ont que des orateurs condamnés pour la vie aux agitations : un rôle à prendre c’est d’être l’interprète du socialisme hors des milieux où il prospère, le docteur des gentils, le délégué sur qui les possédants se rueront d’abord, avec qui ils transigeront ensuite[1]. »

Le socialisme auquel s’attacha M. Barrès et qu’il jugea un instant capable de le porter dans sa carrière politique présentait ces deux caractères d’être plus sentimental qu’économique, et surtout de se rattacher à la tradition socialiste française. C’est ce socialisme, très large et très souple, qu’il défendit dans sa Cocarde : « Comme il fut noble à son départ, l’héroïque mouvement humanitaire qui échoua en 1848 ! L’enseignement d’Auguste Comte, les rêves de Fourier, l’organisation phalanstérienne arrachaient au personnalisme des volontés aventureuses, des âmes délicates et de grands hommes d’affaires. Cette fois-ci, c’est le socialisme qui s’organise et semble à la veille d’utiliser les forces considérables qu’il a amassées »[2]. C’est du point de vue socialiste que M. Barrès proposait à l’analyste « de collaborer aux longs efforts de la solidarité humaine pour les déshérités ». Et il ajoute : « Voilà une tâche non viagère, une communion avec l’âme des masses, un élan dans le sens même où marche l’humanité. »

Une tâche non viagère, c’est là ce qu’il cherche dès ce moment comme le but de son action politique. Cela satisfait l’intelligence, tout en n’étouffant pas par des exigences immédiates une certaine curiosité naturelle de vivre : « Beaucoup de socialistes d’étiquette répugneraient à l’application immédiate et complète des doctrines qu’ils approuvent. Ce qui leur plaît dans le socialisme, outre qu’ils le trouvent logique et généreux, c’est qu’il leur donne un rôle important dans l’histoire de l’univers ; il leur permet de se considérer comme un instant d’une évolution sublime »[3].

On conçoit dès lors que les rapports de M. Barrès avec la doctrine

  1. Les Déracinés, p. 86.
  2. Toute Licence sauf contre l’Amour, p. 220.
  3. De Hegel aux cantines du Nord, p. 46.