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sous la peau les tendons, les muscles, l’effort. Au contraire on distingue sous le style de M. Barrès les mêmes puissances de volonté, de conscience qu’on aperçoit sous son égotisme et son nationalisme. Pour un homme libre formé sous l’œil des barbares, pour un Lorrain des Bastions de l’Est, il faut, avant d’être, se trouver, se créer. Il a dit souvent qu’un Lorrain se sent Français avec plus de conscience et d’obstacles qu’un Tourangeau ou qu’un Bourguignon. Effort d’ailleurs assez léger pour ne lui laisser que le sentiment d’être et d’en jouir avec plus de saveur et de sel. Dans la figure du style, on retrouve le visage de l’homme, et ses lignes de vie dans ses courbes de phrase.

III
LE ROMAN

La plupart des livres de M. Barrès sont des œuvres de fiction, et il s’est créé un bel aspect de romancier. Ici encore la part de la méthode, de la conscience, de l’art est considérable. Nous avons vu qu’en général M. Barrès peuplait ses romans avec des figures, plus ou moins expresses, plus ou moins entières, de lui-même. Mais d’Un Homme Libre à la Colline Inspirée M. Barrès a progressivement et patiemment acquis son métier d’animateur. Des ombres chinoises telles que Simon et Bérénice, où il se projetait lui-même sur un écran d’intelligence, d’analyse et de fantaisie, il est passé à la création de personnages substantiels et solides, autour desquels, selon l’expression familière à Taine, le lecteur peut tourner. Il a entretenu méthodiquement son fonds d’abord un peu sec de romancier avec le même art qui a fait fructifier son fonds de styliste.

Dès le Jardin de Bérénice il apparaît doué de deux belles qualités ; une narration élégante et la faculté de dessiner en quelques coups de crayon une silhouette bien saisie. Dans l’André Maltère de l’Ennemi des Lois, il goûte un « romanesque glacé ». Et c’est en effet le péril — ou si l’on veut la nature — que côtoyait son romanesque : une glaçure élégante et lisse. Le Jardin de Bérénice, l’Ennemi des Lois, un Amateur