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Peu d’écrivains français surpassent M. Barrès en science, en variété de rythmes. On songe devant cette prose aux vers de La Fontaine : « Si je cours dans ces montagnes du Péloponnèse, c’est pour y ressentir des humeurs nouvelles et les traduire en phrases longues, ailées, pareilles à des barques mouvementées sur mon cœur »[1]. Ce qui les fait longues ou brèves, lourdes ou ailées, c’est le rythme. M. Barrès, trop délicat écrivain pour ne pas éviter le rythme banal et mol de l’alexandrin blanc, sait tisser délicatement de valeurs poétiques le rythme de sa prose. Il sait tirer des effets admirables d’une phrase composée de membres équivalents qui se répètent et se répondent.

« Nous avions nos longs silences — comme cette terre a ses landes pelées, — et peut-être n’est-elle jamais plus noble — que dans ces friches semées de sel — et balayées du vent de la mer »[2]. Les membres de huit, neuf et dix syllabes sont d’étendue et de valeurs à peu près égales, et cette égalité d’abord approximative se termine en l’égalité parfaite des deux derniers membres que les deux oreilles peuvent équilibrer comme des poids identiques dans les plateaux d’une balance ; Égalité qui donne une incomparable impression de monotonie puissante dans l’air marin du rivage.

« Oublies-tu nos beaux soirs — dans des vallées silencieuses — où la nuit mettait une douceur — qui desserrait ton cœur fumant »[3]. 6 — 8 — 8 — 8. Même isomérie octosyllabique qui dans le paysage met en effet de la douceur, de la plénitude et du bleu.

« La robe du cheval fabuleux — frissonnait de reflets et de moires vivantes. — Sa tête un peu farouche, ses narines froncées — son œil plein d’éclairs, mais oblique — son sabot qui fouillait le sol — ses ailes agitées parfois à grand bruit, — tout son être se défendait — tandis que le héros — faiseur de calme le flattait — et le tenait — solidement — par la crinière — aux belles tresses »[4]. 8 — 12 — 12 — 8 — 8 — 10 — 8 — 6 — 8 — 4 — 4 — 4 — 4. Les deux alexandrins du début posent le cheval ailé avec puissance sur les sommets de l’épopée et de l’ode. Le feu du regard scintillant exige un membre plus court, et brisé. Le mouvement sec du sabot et le grand frémissement des ailes bruissantes s’opposent à la fois par l’inégalité d’un petit et d’un grand

  1. Le Voyage de Sparte, p. 208.
  2. Le Jardin de- Bérénice, p. 64.
  3. Le Voyage de Sparte, p. 160.
  4. Id., p. 159.