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d’une seule et nombreuse venue. Elle tremble, elle palpite de touches juxtaposées, discontinues, parfois un peu au hasard, de sorte qu’on pourrait déranger l’ordre de ses phrases sans la troubler beaucoup. M. Barrès est plus préoccupé de rompre son style par des dissonances que de l’unifier par une consonance. Quand on le lit tout haut il tire sur le mors, il brise la voix, en secoue et en confond les registres.

Il y a dans ce style une exigence de discontinuité et de rupture, grammaticalement indiquée par les appositions et les vocatifs, c’est-à dire par ces phrases sans article et sans verbe qui commencent volontiers par le mot « Magnifique… » Ce sont là les points d’arrêts, les élans verticaux qui interrompent la continuité des plans horizontaux. À l’origine de cela il y a évidemment une faiblesse, l’incapacité de lier fortement ce qui est senti avec une intensité douloureuse, et des puissances de coordination inférieures aux puissances de réception. Mais toutes ces lacunes, tous ces défauts, M. Barrès sait les tourner en avantages et en procédés d’art.

Quels espaces vivants et clairs sont circonscrits dans ces trois phrases qui se suivent, se transmettent le même mouvement qui se brise et reprend, et qui rappellent les Danseuses de Callimaque ou les Grâces de Jean Goujon : « Il est, plus loin que l’Allemagne, des pays où je serais rempli du bonheur qu’on voit dans les contes. Il y a, plus loin que la satisfaction matérielle, le plaisir de partager de la mélancolie. Au delà d’une amante avec qui l’on jouit de la vie, il y a une sœur avec qui l’on pleure »[1]. Sentez, de l’une à l’autre phrase le passage du détendu au nerveux, de la plante qui s’épanouit d’un trait dans la première à la flamme double qui jaillit dans l’assonance de la dernière. De la première à la troisième c’est un rythme qui se défait, se brise, tourne au grêle, à l’aigu, au pathétique.

Le mouvement préféré de M. Barrès consiste à arrêter la phrase sur ces accords brusques. Voici, quand il le faut, le mouvement inverse, à la Fromentin, de la phrase qui glisse et s’affaisse en mots ternes et amollis : « Il marchait volontiers le long de la Moselle ; il se plaisait à la douceur de l’eau bruissante et des voix traînantes qui parlent français, il écoutait glisser le son des cloches catholiques sur les longues prairies, il voyait au loin les villages se noyer dans la brume, et se laissait amollir par ces vagues beautés »[2].

  1. L’Ennemi des Lois, p. 140.
  2. Colette Baudoche, p. 65.