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Style le plus proche possible de la sensation, libéré du convenu et qui n’en a que plus de contenu. Mais de ce style au style de Michelet subsiste surtout la différence du travaillé au spontané. Les petites phrases de Michelet fatiguent d’abord par une abondance de verbes auxiliaires à la Faguet, puis par un pullulement d’alexandrins blancs à la Maeterlinck ou à la Romain Rolland. Au contraire M. Barrès échenille soigneusement les auxiliaires de ses phrases, et s’ingénie à varier consciemment leur coupe. Dans la Mort de Venise, qu’il présente lui-même comme son œuvre la plus mûre et la plus savante à l’oreille, la phrase est rarement donnée dans un seul mouvement, poussée et arrondie comme un fruit spontané. Elle porte dans sa texture complexe la trace de touches successives. Elle est bâtie à coup de mots, plutôt que les mots ne soient que les moments de la phrase. On songerait à cette statue de Pepi Ier (au musée du Caire) qui est d’un modelé très sûr, mais qui, faite avant l’invention du coulage, est formée de petites plaques adroitement assemblées au rivet. La comparaison cloche en ce sens qu’aucune invention verbale n’est étrangère à M. Barrès. Transportez-la, si vous voulez, au Persée de Cellini, admirablement fondu, mais où l’on sent pourtant une œuvre d’orfèvre.

Ce que M. Barrès a mis d’étoffe, de nombre, d’ampleur, de mouvement uniforme et oratoire dans son style, il le doit un peu à la lecture de Taine. L’influence des Origines de la France contemporaine (peut-être la plus puissante machine oratoire de notre langue) s’est superposée pour lui à celle de l’Histoire de la Révolution. C’est surtout dans les Déracinés, où Taine tient une place éminente, que cette influence verbale est sensible. Ceux qui avaient dirigé l’émigration des sept Lorrains « les tirèrent de leurs maison séculaires, bien conditionnées, et ne s’en occupèrent pas davantage, ayant ainsi travaillé pour en faire de jeunes bêtes sans tanière… Sur sept Lorrains, un double déchet déjà, c’est trop : l’opération a été mal menée »[1]. Ainsi se termine la Vertu sociale d’un Cadavre : c’est, techniquement et matériellement, la fin d’un chapitre de Taine. Même chute du chapitre Déraciné, décapité : « Tombés à l’eau, ils viennent de se débattre tous en plein courant. C’est à ceux qui ont pu regagner la rive d’examiner s’ils veulent dorénavant y demeurer, ou s’ils tenteront une nouvelle navigation avec leurs expériences personnelles accrues, — ou s’il ne serait

  1. Les Déracinés, p. 464.