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I
LA VIE NUE

À la base de cette vie littéraire, souple, nuancée et subtile, on voit distinctement de la vie abondante, vivace, sans forme encore comme une force prête à toutes les déterminations, — le terreau, la nourriture chimique à même laquelle mangent les racines de l’arbre. C’est là que M. Barrès, dans une page serrée et sombre de Leurs Figures paraît distinguer « ce que Gœthe appelle les Mères… Vaste monde inhabitable, sans couleurs, où il venant de comprendre les nécessités de toutes choses »[1]. De ce monde inhabitable sortent pourtant comme d’une carrière aujourd’hui humide et impraticable toute la pierre de nos constructions. Et cette présence taciturne des Mères, basse musicale de vie nue, d’élément, de mouvement, d’élan, d’où le déterminé et le plastique naissent par limitation et sacrifice, M. Barrès, avec une conscience fiévreuse, s’est attaché à en garder autour de ses figures la buée fraîche. Là sont les sources mêmes de sa sincérité. Dans ce domaine des Mères nous apercevons les schémas essentiels qui dessinent déjà en un raccourci rapide les grandes attitudes ailleurs amplement développées de sa sensibilité et de son intelligence.

« Soirées glorieuses et douces ! Son cerveau gorgé de jeunesse dédaignait de préciser ses visions ; ainsi son génie lui parut infini, et il s’enivrait d’être tel.

« La réaction fut violente. À ces délices succédait la sécheresse. Tant de nobles aspirations anéanties lui parurent soudain convenues et froides. Et son cerveau anémié, ses nerfs surmenés s’affolèrent pour évoquer immédiatement, dans cet horizon piétiné comme un manège, quelque sentier où fleurît une ferveur nouvelle »[2]. Lignes un peu gauches écrites à vingt-deux ans, l’âge ingrat d’une âme qui a déjà le mérite de s’exprimer de la façon la plus directe. Retrouvez-les mûries et substantielles, qui dessinent sur la figure de Sturel ce même visage qu’ébauchait le premier livre de M. Barrès.

  1. Leurs Figures, p. 179.
  2. Sous l’œil des Barbares, p. 102.