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Révolution de Michelet. Mais il n’en restait pas là. Son propre génie le menait »[1]. Péguy, c’était l’ouvrier parisien Michelet repensé par un paysan obstiné, verbeux et mystique, celui-là peut-être qu’on voit au commencement de Jeanne d’Arc dans l’Histoire de France : « Elle est donc morte ? — Qui ? — La pauvre Jeanne d’Arc. » Peut-être le style natif de l’Ile-de-France, avant l’ordre latin, et qui permettrait de réunir en un groupe curieux un Michelet, un Péguy et un Paul Fort. M. Barrès paraît avoir emprunté à Michelet deux de ses types littéraires caractéristiques : sa cantilène et son récit historique.

J’entends par cantilènes (c’est M. Barrès lui-même qui nous donne le mot) ces suites lyriques émouvantes, musicales, pénétrantes et décousues qui commencent dans Du Sang et dont M. Barrès joue avec une splendide virtuosité dans la Mort de Venise, les Amitiés Françaises, le Voyage de Sparte. Il les tient beaucoup de Michelet. Il parle avec admiration de la Bible de l’Humanité dans Trois Stations de Psychothérapie et les sentiments de M. Barrès pour ce livre génial, pendant humain du Tableau de la France, témoignent d’un goût sûr et d’un beau discernement. Or une page prise au hasard dans la Bible contient en puissance toutes les musiques de M. Barrès.

« L’année 1863 me restera chère et bénie. C’est la première où j’ai pu lire le grand poème sacré de l’Inde, le divin Ramayana.

« Notre péché permanent, la lie, le levain amer qu’apporte et laisse le temps, ce grand fleuve de poésie l’emporte et nous purifie. Quiconque a séché son cœur, qu’il l’abreuve au Ramayâna. Quiconque a perdu et pleure, qu’il y puise les doux calmants, les compassions de la nature. Quiconque a trop fait, trop voulu, qu’il boive à cette coupe profonde un long traité vie, de jeunesse.

« On ne peut toujours travailler. Chaque année il faut respirer, reprendre haleine, se refaire aux grandes sources vives, qui gardent l’éternelle fraîcheur. Où la trouver, si ce n’est au berceau de notre race, aux sommets sacrés d’où descendent ici l’Indus et le Gange, là les torrents de la Perse, les fleuves du Paradis ? Tout est étroit dans l’Occident. La Grèce est petite, j’étouffe. La Judée est sèche, je halète. Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le prôfond Orient. J’ai là mon immense poème. »

M. Barrès fait un peu plus serrés sur le fil, en général, les grains discontinus de ce collier, mais la sensibilité jaillissante de Michelet,

  1. L’Union Sacrée, p. 203.