Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lement est sauté dans la musique, et que la musique roule derrière le cheval infernal.

À cette musique extérieure et répandue, s’opposera certaine musique de chambre, la fluidité d’une imagination qui épouse les plus sinueux détours de la pensée et de la rêverie. On retrouve la manière de Montaigne dans ce mouvement : « Les magnificences des grandes époques vénitiennes et la Cà d’Oro restaurée ont moins de pointes pour nous toucher au vif que les mouvements d’une ville quand sa désagrégation libère des beautés et d’imprévues harmonies que contenaient ses premières perfections »[1]. Et cette suite sur les motifs de l’eau vénitienne : « Orages, levez-vous, accourez. Je marche à toutes les lueurs qui s’enflamment sur l’horizon. Hélas ! à chaque fois, la vague de tristesse qui s’enfle nous ébranle : on croit qu’elle va nous jeter bas ; mais elle s’éloigne sitôt que nous sommes couverts de son écume. Venise laisse tomber sous la vase de sa lagune quelques fragments dessinés par Sammichele, Tremigiano, les Lombardi, Sansovino ou Palladio. Les fièvres de Byron, de Musset, de Robert, de Wagner remontent à la surface des canaux. Je remonte, et l’orage m’a seulement dénudé les nerfs »[2].

Évidemment M. Barrès est loin d’être arrivé de bonne heure à ces extrêmes du style savant. Il a fait ses écoles. « Je possède encore les cahiers d’expressions où j’ai dépouillé Flaubert, Montesquieu et Agrippa d’Aubigné pour m’enrichir de mots et de tournures expressives. Après tout, ce travail absurde ne m’a pas été inutile. Ma familiarité avec les poètes non plus. Un des secrets du bon prosateur n’est-il pas de trouver le rythme convenable à l’expression d’une idée ? »[3] Ces cahiers se dégorgent dans Sous l’œil des Barbares, dont les deux parties Avec ses livres et À Paris sont bien caractéristiques. Avec ses Livres, bien nommé, grouille d’épithètes littéraires que l’adolescent a rapportées de ses lectures. À Paris en est beaucoup plus sobre. On dirait qu’en un mois cela a passé comme une éruption printanière. Les Taches d’Encre, un peu antérieures à Sous l’œil des Barbares et rédigées avec moins d’effort littéraire, contiennent des devoirs d’écoliers écrits avec goût, sobriété, intelligence. La Folie de Baudelaire y présente d’élégants raccourcis, sur Sainte-Beuve, « ce célibataire de la littéra-

  1. La Mort de Venise, p. 35.
  2. Id., p. 112.
  3. Id., p. 130.