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avouer qu’il lui est supérieur. En tout cas ni son style ni son ordre de composition ne sont des instruments pour cette longue réflexion ni pour cette méthode de pensée. Il a lui-même ce qu’il attribue à la Pia : une imagination qui « franchissait rapidement cinq ou six associations d’idées pour atteindre à des impressions extrêmes[1]. » Ce sont des idées vives, fraîches souvent comme des sensations, qui s’appellent de biais les unes les autres, ne montrent qu’une tranche ou un profil, tournoient dans une musique qui ne laisse pas saisir leur ordre. « Ciel, drapeaux, marbres, livres, adolescents, tout ce que peint Tiepolo est éraillé, fripé, dévoré par sa fièvre et par un torrent de lumière, ainsi que sont mes images intérieures que je m’énerve à éclairer durant mes longues solitudes[2]. » Plus qu’à Tiepolo, je songe au XVe siècle, au temps — et au musée — du roi René. Pas de grande ligne, mais une multiplicité de détails, de facettes, comme un champ fleuri sous la rosée. Une beauté qui n’insiste pas, mais fuit vite par un tournant ; chaque phrase comme crispée sur elle-même, sur sa sensation, sur son moi, sur un instant. On pourrait appliquer aux phrases de M. Barrès ce qu’il dit, dans le Jardin, de Bérénice, de ses canards et de son âne. « Isolées dans l’immense obscurité que leur est la vie ces petites choses s’efforcent hors de leur défiance héréditaire. Un désir les porte de créer entre eux tous une harmonie plus haute que n’est aucun de leurs individus[3]. » Le désir de cette harmonie s’exprime par les belles musiques des « cantilènes » barrésiennes. « La tristesse de tous ces êtres privés de la beauté qu’ils désirent, et aussi leur courage à la poursuivre, les pare d’un charme qui fait de cette terre étroite la plus féconde chapelle de méditation. » Du Sang, de la Volupté et de la Mort, le Voyage de Sparte nous montrent parfois un essai réussi pour atteindre cette harmonie, relier et stabiliser ces impressions extrêmes, fondre ces pointes de lyrisme dans une pâte oratoire. L’Examen de Conscience du Poète en est un bel exemple. Mais il faut des morceaux courts, et surtout il faut que M. Barrès, qui sait admirablement raconter, soit soutenu par la narration. On trouve dans les récits de la Colline Inspirée des cinquantaines de pages qui se tiennent presque comme du Maupassant. Comparez-les à la mollesse liquide des « cantilènes », au début de la Colline par exemple :

  1. Du Sang, p. 41.
  2. Un Homme Libre, p. 186.
  3. Le Jardin de Bérénice, p. 78.