Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Maillanne par un homme fidèle à sa terre. Saint-Phlin, ému du spectacle de Mistral, qui vient de le reconduire, s’en allant seul sur la route pour rentrer chez lui, s’inquiète de cet isolement. « Mais, ajoute-t-il, dans une maison héritée de son père, parmi les témoins de sa constance, au milieu de ce riche village, de cette plaine et des pures montagnes, dont l’abolition ferait de son œuvre une épave insensée, il est moins isolé qu’aujourd’hui la plupart des hommes supérieurs, qu’interprète avec malveillance un entourage sans unité[1]. » L’accent de ces derniers mots est douloureux et vrai, indique avec justesse ce qui reste d’échec dans la carrière la mieux réussie, pose avec noblesse, à l’horizon de M. Barrès, un Mistral comme sa raison et sa paix.

II
LE STYLE

On connaît en M. Barrès un écrivain français de la grande race. Non seulement il nous donne ces hautes joies que nous recevons d’un Chateaubriand, d’un Flaubert, d’un Michelet, d’un Anatole France, mais son style, artiste, étudié, réussi, laisse volontiers apercevoir sa technique, ses procédés, ses préparations. Le style ne sort pas chez lui avec ce caractère natif, cette facilité d’un Fénelon ou d’un Lamartine, d’un Michelet ou d’un Renan. Ses milliers d’articles de journaux (ceux de la guerre réunis en volumes) nous font toucher l’étage inférieur, le sermo pedestris qui se transforme, dans un laboratoire d’artiste, en les fruits parfaits du Jardin de Bérénice, des Amitiés Françaises, du Voyage de Sparte, de Leurs Figures. À M. Barrès on adresserait volontiers ce qu’il dit à madame de Noailles : « Les réminiscences involontaires qui soutiennent votre génie nous aident à comprendre les mystères de l’inspiration, et l’on voit dans votre âme, comme dans une ruche de verre, se composer les lourds rayons dorés[2]. »

  1. L’Appel au Soldat, p. 372.
  2. Le Voyage de Sparte, p. VII.