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être battu quand tu seras vieux… Je dîne tous les soirs en ville avec des dames décolletées, un peu grasses, comme je les préfère, qui m’entreprennent sur la divinité, et avec des messieurs qui rient tout le temps par politesse. Voilà quelle belle chose est la notoriété[1]. » Enfin, il est certain que dès l’âge de vingt ans M. Barrès se préoccupait non seulement de bâtonner quelques-uns de ses maîtres, mais encore de se préparer une vie où il ne fût pas battu lui-même quand il serait vieux, d’assurer sa réussite d’écrivain, de mettre de l’ordre, de la discipline, de la suite dans une existence littéraire. Cette idée d’une vie littéraire complète et harmonieuse, pittoresque et héroïque, elle a été léguée au XIXe siècle par Chateaubriand et les romantiques, qui ont eu à faire par eux-mêmes des carrières littéraires comme on faisait sous l’Empire des carrières militaires. C’est une des raisons pour lesquelles M. Barrès a tenu toujours si ferme à l’idée (plutôt peut-être qu’au sentiment) d’une discipline. Précisément parce qu’elle répugnait à sa nature ardente, indépendante, il l’a vue comme la nécessité, l’armature de ce qu’on peut appeler indifféremment une vie bien ordonnée, ou une carrière bien comprise, ou le genre de ces deux espèces. « Pour un véritable homme, la discipline c’est toujours de se priver et de maintenir fortement sa pensée sur son objet. Rien de pire que des excitations de hasard, quand il faut veiller que toutes nos nourritures fortifient un dessein déjà formé »[2]. Il est allé à ceux qui proposaient une discipline, un Leconte de Lisle, un Taine, un Déroulède. Il a tiré de cette discipline la nourriture qui pût fortifier son dessein, lui créer une vie solide et une.

Une vie solide et une dont une carrière littéraire parisienne, si livrée aux « excitations de hasard», ne donnera jamais qu’une image incomplète. M. Barrès, ne l’oublions pas, ne s’est point, comme Suret-Lefort, défait de toute particularité lorraine, il est resté quelque peu provincial : c’est ainsi que lui-même expliquait à M. Léon Daudet, qui s’étonnait de le voir prendre au sérieux l’Académie Française : « Vous parlez en Parisien. Vue de la province c’est la chose considérable qui vous pose un homme. » Et la province, qui est toujours en retard, finira peut-être par avoir la même considération pour la Goncourt. Mais de Paris M. Barrès a vu aussi la gloire parisienne misérable auprès d’une vie impériale de lettres comme celle qui fut menée

  1. Sous l’œil des Barbares, p. 119.
  2. Amori et Dolori sacrum, p. 63.