Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

française, il occupe parmi les gens de lettres une situation de patron, de princeps, qu’il paraît employer pour le plus grand bien et dignité de la culture française. Il aime son métier comme Louis XIV aimait le métier de roi. Il appelle la vie littéraire « l’existence la plus heureuse qui soit à notre époque et qui passe singulièrement, pour prendre deux termes vulgaires de comparaison, l’existence des rois et celle des milliardaires »[1]. Peut-être y a-t-il là quelque excès, qu’en 1920 nous aideraient à mettre au point ces mots furibonds et maniaques de Nietzsche, qui compare les littérateurs aux anciens fous de cour « à moitié raisonnables, facétieux, exagérés, sots, qui ne sont là parfois que pour adoucir le pathétique de la situation par des saillies, par du bavardage, et couvrir de leurs cris le glas trop lourd, trop solennel des grands événements ; autrefois au service des princes et des nobles, maintenant au service des partis… Considérer l’état d’écrivain comme une profession devrait en bonne justice passer pour un genre de démence »[2]. L’homme de lettres, depuis Rousseau, a une tendance à croire que tous les vaisseaux qui entrent au Pirée sont à lui. Relisons l’Avenir de l’Intelligence.

Les premiers livres de M. Barrès, bien que Philippe ne nous y entretînt pas de questions professionnelles, étaient un peu la monographie d’un homme de lettres parisien vers 1889. De là, M. Barrès le reconnaissait lui-même, leur caractère un peu ésotérique, les difficultés avec lesquelles ils s’incorporaient au courant des honnêtes gens. « La vie et les sentiments d’un pur lettré, orgueilleux et désarmé, jeté à vingt ans dans la rude concurrence parisienne, comment un honnête homme en aurait-il quelque lueur ? Et comment, pour tout dire, un Anglais, un Norvégien ou un Russe se pourraient-ils reconnaître dans le livre que voici, où j’ai tenté la monographie des cinq ou six années d’apprentissage d’un jeune Français intellectuel ? »[3] Ce livre était Sous l’œil des Barbares, où M. Barrès, avec un coup d’œil très sûr, ne voyait qu’une étape dans une carrière d’homme de lettres. Évidemment il ne faut pas prendre au plein sérieux les fantaisies un peu lourdes que, dans son premier livre, il fait débiter à un faux Renan : « Il ne s’agit plus seulement de te réjouir ; en un coin de toi-même, de tes contenances savantes ; il s’agit d’être ou de ne pas

  1. Scènes et Doctrines, p. 263.
  2. Humain, trop humain, tr. fr., I, p. 216.
  3. Le Culte du Moi, p. II.