Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme sa pointe la plus délicate et qui la lui fait le plus chère un patriotisme lorrain. « Plus d’Église imposée de l’étranger, mais une Église qui sorte de ce sol miraculeux ![1] » Le malheur est que la Colline Inspirée apparaît de plus en plus comme une montagne empoisonnée, — empoisonnée de sorcellerie et de délire. Les hauts lieux sont le séjour de l’esprit dangereux. Pour M. Barrès, leur solitude est peuplée de romantisme, Baillard est happé comme le Paphnuce de Thaïs par les puissances du désert que ce grand bâtisseur a créé autour de lui : « Léopold a toujours voulu créer, éterniser son âme. Par la pierre d’abord il bâtissait des murs, murs d’églises et de couvents. Le jour où, faute d’argent, il dut cesser d’assembler des pierres, il ne renonça pas à construire : il assembla et tailla des pierres vivantes. Et maintenant que le cénacle de ses fidèles s’est délité sous l’action du temps, de la misère et de la mort, maintenant qu’il est seul, démuni de tout et de tous, il construit encore : il bâtit avec ses rêves. C’est l’homme aux trois recommencements, qui se parachève, s’éprouve, et, de deux formes imparfaites, se dégage pour surgir rare et bizarre et monter dans les cieux[2]. »

M. Barrès en Léopold Baillard convoque avec les esprits de la solitude les grands esprits de la vieillesse. Pèlerin continuel de Sion-Vaudémont, il a fait parler ici sous un langage religieux les esprits de sa propre solitude. Et aux approches de la cinquantaine, il semble préoccupé de définir, de nommer et d’accueillir les esprits de la vieillesse. La dernière partie de la Colline Inspirée, la plus belle, la plus pesante à la main, met sur la vieillesse de ce prêtre-sorcier une gravité, un sérieux, une puissance admirables. « Les malheurs et les passions, ces fleuves de Babylone, comme les appelle l’Écriture, ont entraîné les végétations et les terres friables, tout le dessus de Léopold : rien ne reste chez ce vieil homme que le granit, les formations éternelles, les pensées essentielles d’un paysan et d’un prêtre, les souvenirs de la vieille patrie et les aspirations vers la patrie éternelle[3]. »

C’est dans la même période que M. Barrès écrit Le Greco et ce beau livre sur Lamartine, qui s’appelle l’Abdication du Poète, une étude de grand vieillard blessé, jumelle de celle de Léopold Baillard. Il essaye les premières mesures d’un livre qu’il fera sans doute plus tard

  1. La Colline Inspirée, p. 137.
  2. Id., p. 323.
  3. Id., p. 340.