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giens qui se suicidèrent, faute d’une méthode pour supporter la vie. Ehrmann résistera par une méthode et une conscience à l’idée de la désertion qui serait un suicide alsacien. « Préférer la France et servir l’Allemagne, cela semblait malsain, dissolvant, une vraie ruine intérieure, un profond avilissement. Les plus sages pensaient que cette contradiction engendrerait le machinisme, l’hypocrisie et tous les défauts de l’esclave ; mais Ehrmann se place d’une telle manière qu’une nouvelle vertu alsacienne apparaît sous notre regard. D’une équivoque est sortie une fière discipline, sans charme peut-être ni gloire évidente, mais grave et qui réserve la force du passé avec l’espoir de l’avenir »[1]. Ehrmann à Strasbourg, comme Colette Baudoche à Metz, — et même comme Saint-Phlin à Varennes — se garde comme une réserve intacte dans l’interrègne de sa tradition. Le Roman de l’Énergie nationale était une histoire de luttes françaises, entre les intelligences et dans chaque intelligence. Telles, dans Les Bastions de l’Est, « les magnifiques luttes rhénanes, luttes entre les intelligences et dans chaque intelligence »[2]. Ce sont les luttes inter-psychiques et intra-psychiques dont Tarde, à la même époque, avec un joli doigté de sociologue, faisait la double trame du tissu social.

La conscience de ces luttes rhénanes, M. Barrès la prend au monastère de Sainte-Odile, patronne de l’Alsace, qui s’élève au-dessus d’Au Service de l’Allemagne comme la tour d’Athéna au-dessus de Sous l’Œil des Barbares. Toute l’Alsace-Lorraine se range à la suite de l’œuvre qu’accomplit la Sainte. « La romanisation des Germains est la tendance constante de l’Alsace-Lorraine. Telle est la formule où j’aboutis dans mes méditations de Sainte-Odile. Elle a l’avantage de réunir un très grand nombre de faits et de satisfaire mon préjugé de Latin vaincu par la Germanie. J’y trouve un motif d’action et une discipline[3]. » Ainsi la résistance de M. Ehrmann à la germanisation de la caserne s’incorpore à une harmonieuse destinée qui dépasse, légitime, fonde, en raison dans l’histoire du monde cette résistance, en attendant de satisfaire chez M. Barrès le préjugé du Latin vainqueur de la Germanie, et de continuer par sa « politique rhénane » l’œuvre de Sainte-Odile. Pourquoi M. Barrès qui a placé à Mycènes sans regret l’Iphigénie de Gœthe, blâme-t-il

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 115.
  2. Id., p. 8.
  3. Id., p. 60.