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forcée une discipline intérieure et consentie. Le jeune Philippe, élève de l’Université, demandait par une solution élégante au saint patron de la maison ennemie, Ignace de Loyola, la méthode qui lui permettrait de se construire contre un milieu hostile. La situation d’Ehrmann, Alsacien, Français de sang, de cœur et de culture, et qui porte pour rester Alsacien l’uniforme de soldat allemand, transpose cette bataille sur le théâtre des « magnifiques luttes rhénanes ». C’est sous l’œil des barbares, et même sous leur habit, qu’il se sent, lui aussi, homme libre. « Je méprisais, à me crever le cœur, ces Allemands, mais je jugeai nécessaire de purifier et de gonfler en moi la source française, pour ne la laisser jaillir qu’aux heures favorables[1]. »

Par là, Ehrmann se rattache à tous les personnages barrésiens, aussi bien aux Déracinés qu’à Maltère et à Philippe, dont le principe constant est celui-ci : se donner une discipline à soi-même et repousser la discipline qui serait imposée du dehors. Le bonheur de M. Barrès a voulu que cette loi de vie personnelle se trouvât coïncider avec le problème tragique vécu par les provinces frontières, par les marches où il est né, — que le : « Être ou n’être pas ! » de sa conscience et de leur conscience fût commandé par les mêmes rythmes. Par là son nationalisme s’embranche exactement sur son égotisme, ou plutôt tous deux sont les branches du même arbre. C’est ainsi qu’il a bâti André Maltère et ses amies sur cette formule : « Ce qui me paraît le signe d’une humanité supérieure : la volonté de ne pas subir, la volonté de n’accepter que ce qui s’accorde avec leur sentiment intérieur[2]. » Dès lors l’Ennemi des Lois prend une apparence d’anarchie, puisque l’anarchie en 1893 se définissait un peu comme cette volonté de ne pas subir. Mais, d’autre part, le nationalisme se définit aussi comme la volonté ethnique de ne pas subir une conquête. (Je ne dis pas la volonté de ne pas la faire subir à d’autres !) Quand on a trouvé la société sous l’individu, l’individualisme fournit une source d’énergie sociale, d’énergie nationale.

Les mêmes cloches qui sonnaient en Philippe et en Maltère se révèlent en Ehrmann. Ce qu’entend Ehrmann au fond de son cœur, c’est : « Mieux vaut ne pas vivre que de vivre une vie où soient contrariées les tendances de mon âme[3]. » L’Homme Libre était dédié aux collé-

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 97.
  2. L’Ennemi des Lois, p. VI.
  3. Au Service de l’Allemagne, p. 115.