Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’éducation du tout lui eût épargné ce déclassement. Mouchefrin, comme Racadot, est construit avec les procédés de thèse familiers à M. Bourget pour faire remonter à des idées, à des hommes, à un ordre politique adverse la responsabilité de malheurs individuels et de carrières manquées. « En haussant les sept jeunes Lorrains de leur petite patrie à la France, et même à l’humanité, on pensait les rapprocher de la Raison. Voici déjà deux cruelles déceptions : pour Racadot et Mouchefrin, l’effort a complètement échoué… Mouchefrin et Racadot n’avaient pas naturellement de grandes vertus, mais il faut voir aussi qu’ils furent trahis par des chefs insuffisants du pays. Sur sept Lorrains, un double déchet, c’est trop : l’opération a été mal menée[1]. »

Quel pays a donc jamais eu des chefs suffisants à déblayer le chemin de toute une évolution politique et sociale ? M. Barrès arrive à cette conclusion que dans toute société les pauvres sont sacrifiés. C’est évident. On aurait pu imaginer l’auteur de l’Ennemi des Lois traitant son sujet des Déracinés dans la formule sentimentale et la grande pitié du roman russe qui le tenta un instant. Mais la coupe et l’esprit de la phrase qui termine un chapitre des Déracinés (celle que je viens de citer) paraissent transportées des Origines de la France contemporaine. La visite de M. Taine à Rœmerspacher semble le noyau solide et dur des Déracinés. On voit ici quelles influences ont agi, ces fécondes années 1894-1898, sur M. Barrès, et de quelles réflexions, de quels liens avec de forts esprits est faite son adhésion à une idée sociale de conservation et de dureté. M. Barrès a eu à se poser sans doute une alternative analogue à celle de Sturel devant Mouchefrin, se demander s’il le traiterait dans l’esprit pitoyable du Jardin et de l’Ennemi des Lois, ou avec la dureté espagnole de Du Sang. Il a conclu en somme à l’inverse de Sturel, il à jugé avec la conscience sociale.

  1. Les Déracinés, p. 465.