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XIV
MOUCHEFRIN

Racadot et surtout Mouchefrin sont traités dans les Déracinés un peu comme ces mascarons du Pont-Neuf où Victor Hugo dans son fragment épique de La Révolution, personnifie le peuple anonyme, souffrant, grimaçant. Fils d’un petit photographe besogneux et aigri, ce gnome laid et malpropre figure dans les sept Déracinés l’étudiant raté faute d’argent plutôt que par faute de bonne volonté. C’était au lycée de Nancy un jeune homme « assez doux et intelligent »[1]. M. Barrès lui a fait assumer progressivement toutes les dégradations physiques et morales qui l’acheminent vers la pire boue du ruisseau. Du lycée, il passe non dans les salles de cours (il n’a pas les moyens de payer les inscriptions et Bouteiller ne lui met entre les mains que la monnaie de singe d’une morale abstraite), mais au café, « chenil des jeunes bacheliers ». Pour se maintenir sur le flot qui l’étouffe et le rejette, il se cramponnera au crime avec Racadot, puis il tombera dans la police secrète. Les sept Lorrains valent dans la proportion où ils sont incorporés à une durée, qu’ils la trouvent faite autour d’eux ou bien qu’ils la recomposent par des épreuves, des réflexions, un travail. On peut les graduer, de ce point de vue, entre ces deux extrêmes, un Saint-Phlin et un Mouchefrin. Saint-Phlin et Mouchefrin se ressemblent, jusqu’à un certain point, en ceci qu’ils sont deux natures plutôt passives et neutres, peu capables de réagir contre leur milieu, portées à se laisser vivre. En se laissant vivre sur la terre de Saint-Phlin, en acceptant ses suggestions, en suivant les directions de son passé, de sa famille, de sa fortune, Gallant de Saint-Phlin trouve une philosophie spontanée que M. Barrès avoue en somme pour la sienne. Mouchefrin est un Saint-Phlin des tables de marbre et de la sciure de bois. L’étudiant miséreux est mené par les courants du Quartier Latin comme

  1. Les Déracinés, p. 184.