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fossé du chemin[1] ». M. Paul Bourget eût écrit là sans doute un pendant à L’Échéance, eût montré avec une probité laborieuse et un fonds sérieux de doctrine chrétienne un Sturel que le remords torture, et qui expie. Le Sturel de M. Barrès, « plus tard, comprendra que ces circonstances tragiques étaient de nécessité et les instruments atroces de la parfaite biographie d’Astiné Aravian… Une telle vie, à moins d’être incomplète et même contradictoire, ne supportait que ce dénouement où il y a du vice, de l’horreur et des accents désespérés[2] ». Sturel a accouché à sa logique le caractère d’Astiné. Comme le Renan de Jules Lemaître était gai, Sturel « jouit » sur tout cela et de tout cela. Le bilan de l’affaire, — après des pages de cas de conscience trop littéraires, — tient dans ces mots : « Que la vie me sera par la suite dramatique et imprévue !… Car j’ai augmenté en si peu de temps mes surfaces de sensibilité[3]. » Ne reprochons d’ailleurs rien à Sturel, et tout à ce galeux qu’est l’enseignement de la classe de philosophie… « L’idéaliste qui revise chacun de ses actes, est dans la pénible situation d’un Robinson Crusoé recréant toute la civilisation dans son île »[4]. Le Roman de l’Énergie nationale n’est pas le roman de Robinson, mais de Robinsons. Sturel, Rœmerspacher, Saint-Phlin, Suret-Lefort sont, comme Robinson Crusoé, favorisés par le bon vaisseau qui les conduits et qui, bien que naufragé, contient encore des stocks précieux de marchandises qui permettent de vivre et d’attendre. Racadot, Mouchefrin, Renaudin sont amenés dans l’île déserte par des vaisseaux vides. Ils doivent, dès lors, recréer la civilisation avec des moyens et des méthodes bien différentes. Dépourvus de capital humain, ils sont ramenés violemment à la nature animale, et le petit-fils des sept serfs de Custine assume dans sa nature rustique et violente toute cette animalité. Lui faire assassiner une Orientale prédestinée aux tragédies sanglantes, jeter dans le creuset d’un journal après le bas de laine de paysans français les turquoises des princes persans, c’était une belle idée de poète que l’on imagine soutenue par des musiques magnifiques et qui est au moins élucidée par une œuvre hautement intelligente.

  1. Les Déracinés, p. 394.
  2. Id., p. 405.
  3. Id., p. 459.
  4. Id., p. 427.