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lieu des tours d’un château, sont retombés dans le même état sous la dynastie juive des Fould. De sang servile, il est robuste, laborieux, sérieux, violent, un bloc de solidité physique, une brute à la nuque de taureau. « Sur les bords de la Moselle, avec ses petites ressources, haussé de la catégorie des serfs dans la bourgeoisie exploitante, il aurait été un des plus durs prêteurs qui rançonnent ce pays. À Paris, dans un milieu où son tempérament et son outillage n’étaient pas adaptés, il a satisfait avec la plus mauvaise entente du réel ses appétits d’agrandissement.[1] » Possesseur de quarante mille francs qui lui viennent de sa mère et qui furent économisés sou à sou dans des bas de laine avares, il les emploie à acheter un journal à Paris au lieu d’une étude en Lorraine. L’entreprise est folle, et les quarante mille francs sont volatilisés d’avance, mais l’Université n’apprend point à un bachelier le sens pratique : « Ce Racadot, ce Mouchefrin, avec leur méconnaissance toute universitaire des conditions d’une réussite, que n’oseront-ils pas entreprendre ?[2] » Aucun de ses camarades ne voit l’absurdité de la tentative (sauf Renaudin qui le dépouillera sans scrupule) mais tous s’embarquent avec enthousiasme sur le bateau dont ils rêvaient dans leur lit de collégien. Ce que M. Barrès a peint de façon saisissante, c’est la solidarité qui, quoiqu’ils en aient, les unit à Racadot, les agglomère dans ce poudingue lorrain au dur caillou paysan. Comme Renaudin, bête en chasse, a le sens de la tanière, de la famille qu’il fait vivre, Racadot seul des sept peut-être avec Suret-Lefort a conscience de cette solidarité. Dans l’affaire du journal, seul, il « s’est conduit en être social, qui a le sens du groupe… Il a tenu pour utile tout ce qui fortifiait la collectivité[3]. » Seulement il est « associé à des faibles », à des gens qui travaillent et luttent pour eux. Certes il veut parvenir, il le veut avec une avidité de brute. Mais, fils de serfs, il veut parvenir avec un clan qu’il aura servi, à qui il se sera imposé par ses services. Il ne s’amusera pas à l’envier, alors qu’il sait qu’en le poussant, il se poussera avec lui.

Ce qui monte en intelligence et en sensibilité chez Rœmerspacher et Sturel, que l’hérédité et la fortune bourgeoises ont filtrés, s’étale chez Racadot en appétit matériel et en brutalité servile. Que Rœmerspacher prenne sous le platane de M. Taine une belle leçon d’accep-

  1. L’Appel au Soldat, p. 316.
  2. Les Déracinés, p. 186.
  3. Id., p. 372.