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fonds et aux vérités d’une vie féminine normale, Rœmerspacher est puissant. La solidité, l’équilibre de ce jeune homme de la Seille rappellent à Thérèse, par-dessus les années précédentes où Sturel, son mari et le ton à la mode la dévoyèrent, les temps heureux que, petite fille confiante, elle passa auprès de sa grand’mère en Lorraine »[1]. Rœmerspacher joue auprès d’elle pour l’aider à se retrouver Lorraine le rôle de Saint-Phlin auprès de Sturel. Elle élague d’elle comme acquis, superficiel et dangereux ce qui déplairait à Rœmerspacher dans la femme de son foyer et la mère de ses enfants. « Avec une force d’oubli admirable, elle triait dans son passé ses jours sains et normaux pour les faire complices de leur amitié. Elle répandait pour Rœmerspacher ses qualités de loyale Française du Nord, avec un geste aussi aisé et franc qu’elle dénouait le beau torrent de ses cheveux, au soir, dans sa chambre solitaire »[2]. À mesure qu’elle-même prend plus de simplicité, ouvre sur la vie des yeux plus pleins, plus profonds, plus calmes, Rœmerspacher, bien qu’inélégant, s’ouvre à une vie sentimentale qui lui manquait. L’enrichissement qu’il tient de Thérèse n’est pas très différent de celui que M. Asmus doit à Colette et à la Lorraine, et il est exprimé de la même manière doctorale et germanique. L’aimable chapitre de la Journée décisive se termine ainsi : « Même il tenait pour une étape importante dans son développement, d’avoir aperçu qu’on ne peut pas exclure tout un ordre de besoins moraux »[3]. Bouteiller a laissé dans le Panama son honneur, Sturel des lambeaux d’une vie gâchée, et Saint-Phlin une partie de la fortune de sa grand’mère ; mais Rœmerspacher avait bien raison de ne pas plus s’exciter sur les chéquards que sur l’homme au cheval noir, puisque le Panama amène le divorce de Mme de Nelles, qui devient Mme Rœmerspacher. Suret-Lefort et lui auront été les deux bénéficiaires. Il se félicite alors « d’avoir trouvé les conditions d’une vie complète et normale »[4]. Et il en tire cette conclusion dont il est bien étonnant que, licencié d’histoire, docteur en médecine, élève de Taine, il ne se soit pas plus tôt aperçu, que « nous sommes profondément des êtres affectifs… Je dégradais mon intelligence en laissant s’atrophier en moi les qualités délicates de la vie affective. » C’est de l’Asmus,

  1. L’Appel au Soldat, p. 489.
  2. Leurs Figures, p. 261.
  3. L’Appel au Soldat, p. 435.
  4. Leurs Figures, p. 268.