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homme de pensée vivante comme Taine il a oublié leur professeur de Nancy, dont Sturel, tout en le haïssant, restera si mal dépris. « Ce travailleur, de vie austère, pensait, en effet, qu’il n’y a pas une règle pour l’homme, mais des règles selon les hommes, et il se plaisait à voir les divers fruits mangés par ceux à qui ils conviennent »[1].

Ce qu’on trouve peut-être de plus fin, de mieux senti, de mieux réussi dans le Roman de l’Énergie nationale, c’est, en Rœmerspacher et en Thérèse de Nelles, la reconstitution progressive d’un beau couple lorrain solide et normal. Sturel, l’enfant des femmes, avait gâché et dévoyé Thérèse, appuyé et prolongé en elle cette vie factice dont elle avait pris dans les voyages de sa jeunesse les premiers plis. Rien ne fait plus souffrir une femme, rien n’est moins fait pour la femme, qu’un homme à nerfs féminins. La génération du bonheur corrompt alors, comme s’abâtardit dans les mariages consanguins la génération de la race. Avant que Mme de Nelles tombât dans les bras de Sturel froissé par la police, M. Barrès avait peint en elle, avec une justesse de tons parfaits, le passage de la jeune fille à la femme. Le passage de Mme de Nelles, maîtresse de Sturel, à Thérèse, femme de Rœmerspacher, est conduit dans la même note complaisante d’heureuse délicatesse. C’est notre plaisir, dans l’Appel au Soldat, que d’apercevoir entre les grands plateaux crayeux de politique monotone, ces fonds dans lesquels s’écoule l’exquise Vallée de la Moselle, et surtout cette source bleue que forme le joli chapitre intitulé, avec quelque ironie triste, la Journée décisive (le 22 septembre, date du scrutin où s’effondra le boulangisme), cette belle journée d’été que passent à la campagne Rœmerspacher et Thérèse, où la figure de leur bonheur leur apparaît, et où Rœmerspacher oublie de voter.

Thérèse auprès de l’ardent Sturel s’éprouvait sans cesse foulée, froissée, blessée. « Sturel, se dit Thérèse, jouit de ses ennuis, de sa fièvre. Moi, comme Rœmerspacher, j’ai horreur du chagrin, des inquiétudes, de tout ce qui arrête mon libre développement. » Elle se forme le sentiment d’une vie étoffée, acceptée, habituelle, où tout ne soit pas constamment remis en question par une âpre inquiétude comme celle où se complait Sturel. Il lui faut effacer « une Mme de Nelles nerveuse, une romanesque en l’air, créée par l’influence de Sturel. D’elle-même, c’était une Lorraine pleine de bon sens. Pour la ramener à son véritable

  1. L’Appel au Soldat, p. 240.