Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la vie humaine qui les encadre, qui peut leur permettre encore d’être.

Les conclusions de Sturel, après ces onze années d’expérience, sont celles-là même de M. Barrès. En elles le nationalisme terrien prend conscience de son identité avec les mouvements de la vie intérieure : « C’est à ma nécessité intérieure que je me livrerai. Si je maintiens ma tradition, si j’empêche ma chaîne de se dénouer, si je suis le fils de mes morts et le père de leurs petits-fils, je puis ne pas réaliser les plans de ma race, mais je les maintiens en puissance. Ma tâche est nette : c’est de me faire de plus en plus Lorrain, d’être la Lorraine pour qu’elle traverse intacte cette période où la France dissociée et décérébrée semble faire de la paralysie générale. » Sturel donne un sens à sa vie s’il comprend qu’il doit être, pour la Lorraine, en sensibilité et en jouissance, ce qu’un Saint-Phlin est en utilité, un Rœmerspacher en équilibre. À eux trois ils retrouveront, en les élevant à une généralité française, quelques-unes de ces particularités lorraines dont Bouteiller, à la dernière page des Déracinés, félicitait Suret-Lefort d’avoir entièrement purgé son accent.

Bouteiller : « Nous sommes les héritiers de cette noblesse qu’il y a un siècle nous avons dépossédée. Les privilèges appartiennent légitimement à mon parti qui assume le gouvernement de la France. C’est avec cette élite seule que je dois compter ; c’est par rapport à elle, et selon qu’ils la servent ou desservent, que je dois juger mes actes. »

L’un aboutit à une tradition dans la durée, l’autre à un parti, à une coupe dans le simultané. L’idée de Bouteiller est celle d’une aristocratie viagère dont il est, d’une société où chacun commencerait par « porter l’oiseau », comme il a fait, pour s’élever ensuite, oiseau lui-même, dans le Plein Ciel de Victor Hugo. Cette aristocratie, professeur il la concevait comme intellectuelle, député il la conçoit comme politique. Homme qui n’a pas vécu la vie des sens, homme de l’École, il aboutit dans cette méditation de Versailles à une idée du viager. L’ardent et voluptueux Sturel, qui prend conscience, à Versailles mieux qu’ailleurs, de sa qualité, de sa valeur, de sa noblesse d’héritier, aboutit à une idée de l’acquis, du conservé, du transmissible. Le Roman de l’Énergie nationale (bien que ce dernier chapitre sente la fatigue, la hâte d’aller vers une tâche nouvelle) se clôt en somme noblement, sur des thèmes qui rappellent le début des Déracinés et la première classe de Bouteiller aux jeunes philosophes de Nancy.