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chefrin à sa bonne chance d’assassin ignoré, comme il l’avait abandonné à sa mauvaise chance d’assassin possible, comme il avait abandonné Madame Aravian à cette destinée de victime égorgée qui convenait pour empourprer tragiquement l’horizon des sept Lorrains : « Hélène ! mais du moins, cette fois, pour que soit complète son atmosphère de volupté, il ne manque pas au tableau l’appareil du carnage[1]. » Et quand Sturel sort du bouge où Mouchefrin cuve, parmi la charogne de préparations anatomiques, le sang de son crime, les propos de Sturel ressemblent à peu près à ceux d’un sultan oriental qui sort de la chambre où les muets viennent d’étrangler ses frères : « D’après l’intérêt de ces trois années à peine écoulées, comme il est probable que la vie me sera par la suite dramatique et imprévue !… Car j’ai augmenté en si peu de temps mes surfaces de sensibilité[2]. »

Si François Sturel, à la minute tragique, est passé en détournant la tête à côté d’Astiné, c’est que la voiture, sous les jeunes feuillages de mai, l’emportait dans le bois avec une autre figure de sa destinée, aux côtés de Thérèse Alison.

Sturel est un joli Lorrain, gâté par l’enseignement et le cloître universitaires, jeté par eux au romantisme et à l’Orientale, et de qui la vie toujours demeurera touchée par ces poisons. De même Thérèse Alison, qui serait sa femme charmante, est dévoyée par le cosmopolitisme, la vie des villes d’eaux, le flirt avec de Nelles, le nomadisme qui dessèche pour en faire des poupées tant de jeunes filles. M. Barrès, qui a goûté si fort Marie Bashkirtseff et qui a élevé dans l’église du Moi, non loin de la chapelle de Velu II, confesseur et martyr, un oratoire rococo à Notre-Dame du Sleeping, n’en recommande point le culte aux jeunes filles françaises. Sturel et Thérèse sont recouverts d’un factice qui flétrit et dissimule leur fine bourgeoisie lorraine : « L’un et l’autre se cachent leur véritable et touchante naïveté d’adolescence ; ils sont secrètement gênés de tout l’esprit qu’ils prêtent à leurs cœurs[3]. » Ils sont inclinés l’un vers l’autre et faits l’un pour l’autre. Mais trop de vie artificielle étant interposée entre eux, ils cherchent à s’étonner l’un l’autre et ils passent à côté du bonheur. Ou plutôt ils connaissent le genre de bonheur qu’appelaient ce factice et cette littérature. Il convient, pour que Sturel possède Thérèse,

  1. Les Déracinés, p. 405.
  2. Id., p. 459.
  3. Id., p. 172.