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çais, les hommes l’admirent et envient celui qu’elle doit aimer. Mais François Sturel se disait : « J’ai une femme de Ninive et c’est en outre une fille d’Ionie. Les détails exaltants que Bouteiller avait donnés aux lycéens de Nancy sur les philosophes ioniens profitaient aux plaisirs que Mme Astiné reçut de son petit ami. » Anaximandre et Héraclite, c’est pourtant de la Grèce, ce n’est pas de la sensualité orientale, de la confiture de roses et des kiosques de perles. « Un enfant de Neuf-château, dit M. Barrès, le fils d’une province militaire et disciplinée, saurait sans périr prétendre à s’assimiler tout l’hellénisme. Mais le rêve de l’Orient, la cendre des siècles asiatiques, n’est pas pour lui respirable[1]. » Souvenons-nous que Burdeau, qui est le prototype de Bouteiller, a, par ses traductions, fait lire Schopenhauer aux jeunes Français. M. Barrès pouvait embrancher Astiné sur le philosophe de Francfort et faire du tout un curieux composé de cendre orientale tourbillonnant autour d’un honnête bastion de l’Est. Mais, précisément, M. Barrès ne nomme pas Schopenhauer qui fut, sur les têtes ardentes de la génération de Sturel, la grande influence philosophique.

L’orientalisme de Sturel ne subsiste pas très longtemps. Les récits d’Astiné paraissent dénoter l’influence et un peu la manière du jeune Arménien Tigrane qui, dit M. Barrès, « durant quelque temps guida mon imagination dans le monde asiatique[2] » et qui lui « donne une idée de ces poètes persans qui menaient une vie errante et de qui l’œuvre est une riche collection d’anecdotes ornées[3] ». Et, dans les Amitiés Françaises, M. Barrès dira : « Voyons clair, et, si c’est notre lâche dessein de nous abandonner, livrons-nous à ce flot stérile, à cet appétit du néant. Mais si nous préférons l’allégresse créatrice, la belle œuvre d’art française, rejetons le poison de l’Asie[4]. » Astiné Aravian est un état, l’état romanesque, de sa sensibilité. Son Voyage d’Orient nous montrera ce qu’il en gardait en 1914 et après 1914. Il en gardait pas mal dans le Voyage de Sparte, qui est dédié à Mme de Noailles et qui aurait pu l’être par Sturel à Astiné Aravian. Astiné, c’est une Gasmule et M. Barrès, ou bien Sturel, la retrouve au château franc de Karytena, comme Pierre Loti cherche dans Fantôme d’Orient

  1. Les Déracinés, p. 117.
  2. Le Voyage de Sparte, p. 118.
  3. Id., p. 146.
  4. Les Amitiés Françaises, p. 264.