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voluptueux pour se donner animalement et sans réserve à la jouissance. Comme pour le jeune Lacrisse, le bonheur est pour lui ce Parnasse à double cime : avoir une femme du monde et entrer dans une conspiration. Et les ardeurs repliées de Julien Sorel émeuvent tout de même plus que l’Allons, saute marquis ! d’attaché de cabinet où s’ébroue l’aimable François : « Peut-on être plus heureux que je ne suis ? J’aime une femme que tout le monde désirerait et qui veut bien me croire aimable. Je suis engagé dans une grande aventure historique. En même temps, je garde la possession de moi-même et je mêle à ces excitations une clairvoyance de blasé[1]. » Quand il perd sa maîtresse et que sa conspiration échoue il retombe sur la mélancolie. (Le féminin, c’est d’ailleurs le sensitif et le discontinu, les « alternatives de plaisir passionné et de mélancolie. ») Alors la clairvoyance de blasé passe au premier plan. Sturel a de quoi la nourrir, car il « aimait la solitude et la perfection : timide, avide et dégoûté, il faisait des objections à tous les bonheurs et ne jouissait pleinement que de la mélancolie. Au reste, il sentait avec une intensité prodigieuse, mais, désireux de mille choses, il était incapable de se plier aux conditions qu’elles imposent[2]. » Enfant, adolescent, ses valeurs étaient faites de ses froissements. Que je cesse d’être froissé, disait M. Barrès, et je cesserai d’être intéressant. Sturel, enfant de volupté voué à l’échec et au mécontentement, tire de là de quoi nous intéresser à lui, de quoi s’intéresser à lui-même.

Reconnaissons en ses nerfs féminins la postérité de Rousseau, la harpe prête pour les musiques romantiques. Le jour de l’enterrement de Gambetta, il fait sa première lecture de La Nouvelle Héloïse. « L’univers peut bien enterrer Gambetta : pour ce jeune homme, ce 6 janvier, Jean-Jacques Rousseau vient de naître. » Une nature féminine comme celle de Sturel met en valeur ces éléments de sensualité, d’humiliation et de révolte par lesquels, depuis Rousseau, prend ordinairement conscience d’elle-même une sensibilité littéraire.

François Sturel trouve sa Madame de Warens en la personne d’Astiné Aravian, une Orientale placée là pour concentrer sur le jeune homme tous les esprits, tous les parfums, tous les poisons de l’Orient, et fondre leur romantisme sentimental et pittoresque avec le romantisme intellectuel déposé par la culture universitaire. Astiné est une Arménienne qui ne se distingue guère des belles Pérotes de Constan-

  1. L’Appel au Soldat, p. 164.
  2. Les Déracinés, p. 316.