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INTRODUCTION


Un grand écrivain peut représenter ou une doctrine ou une influence ou une série de beaux livres, et M. Barrès nous apporte pour une part chacun de ces trois motifs d’intérêt. Mais sa doctrine, son influence, ses livres paraissant presque secondaires si nous les comparons à un ordre qui les enveloppe et qui donne de la place littéraire de M. Barrès sa couleur et sa solidité. Au vrai, il représente, il dessine ceci : une vie. Une vie, certes comme toutes les vies humaines mêlée indiscernablement de réussite et d’échecs, et dont l’acte s’élève et croît — c’est l’ordinaire — sur le terreau des possibles manqués ; mais enfin une vie réelle, étoffée, riche de suite. Et, dans l’espèce, une vie littéraire, une « carrière » sur laquelle ses livres marquent des coupes momentanées.

M. Barrès a écrit Un Amateur d’Âmes. Et Montaigne, grand lecteur de Plutarque, se donnait pour un amateur de vies, se plaisant à déguster, à comprendre, à classer tant les « parallèles » de l’antiquité que les vies de ses contemporains, à les embrasser et peser d’un coup d’œil, d’une page, d’un chapitre, comme fait un amateur de tableaux ou de paysages. Depuis le milieu du XVIIIe siècle la critique a pu vivre à plein dans l’exercice de ce goût. Les premiers plans de la scène française sont occupés par des vies littéraires qui, à la fois sous les mains de l’artisan et sous les yeux du public, comme en les bazars d’Orient, se tissent, se composent et s’achèvent, moitié spontanées, moitié savantes, lyriques comme une ode, ordonnées comme une épopée, serrées comme une tragédie, — Rousseau, Chateaubriand, Lamartine. M. Barrès s’est penché assez souvent sur de telles existences pour que la sienne puisse, dans leur reflet et leur parenté, nous apparaître un peu sous le même jour. Cette pente, chacun de ses livres et la suite surtout de ses livres continuellement la dessinent, nous montrent en lui l’artisan d’une vie. Qualis artifex pereo ! écrivait-il pour conclure la série des Trois Idéologies. Dans l’ensemble, M. Barrès aura mené à son dernier état, le plus conscient et le plus complet, cet art — ou si