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près (sauf en quelque mesure Saint-Phlin lié à sa terre) sans attache avec aucun de ces groupes. Et « de cette situation les bureaux sont responsables… L’administration les a préparés seulement pour elle et pour qu’ils deviennent des fonctionnaires. Ils s’y sont refusés ». Ces individus isolés (ou réduits au groupe puéril d’eux sept) symbolisent « la France dissociée et décérébrée ».

Tout cela vit et vaut beaucoup comme psychologie de M. Barrès, comme tableau singulièrement animé et intelligent du milieu où il eut à lutter, à se former un moi social autant qu’un moi individuel. Mais il semble que la thèse déborde de beaucoup les vérités de fait que prouve la carrière de nos sept Lorrains. M. Barrès attribue le principe de leurs mécomptes à la culture universitaire et à l’influence de Bouteiller. Les Déracinés rappellent par certains côtés Le Disciple. Ils traitent de la responsabilité d’un maître dans la déchéance de ses élèves, et, plus particulièrement, plus romanesquement, dans une cause célèbre. Mais l’Université et Bouteiller sont-ils réellement les causes premières de ces trois causes secondes qui déracinent, désencadrent et dégradent l’équipe lorraine : le passage de la province à Paris, — le refus d’adopter une carrière régulière, — la vie du journalisme politique ?

Évidemment l’appel d’air constant de Paris entretient la France en un certain état de fièvre. Les « deux femmes de François Sturel », Astiné et Thérèse, sont, l’une détraquée, l’autre déviée par la vie cosmopolite d’hôtels et de saisons. La vie parisienne exerce la même influence sur les hommes des Déracinés et les deux sexes se rejoignent dans deux maladies sociales du même ordre. Nos Lorrains sont entraînés fatalement à Paris, et il est certain que la déchéance des capitales locales, le mépris de la culture lorraine par des Lorrains, diminue le capital moral de la France. M. Barrès (qui débuta en 1886 par une plaquette sur le Quartier Latin) fait de ce quartier et de la jeunesse qui y vit, dans les Déracinés, un tableau désenchanté et triste. Mais est-ce la culture universitaire qui tire les jeunes provinciaux de leur ville pour les jeter dans Paris ? Le Père Sertillanges conte qu’on lui demanda un jour, très sérieusement, quelle était l’opinion catholique touchant le bimétallisme. Il répondit qu’il n’y avait pas du tout d’opinion catholique à ce sujet. Je ne crois pas qu’il y ait une opinion ni même une action universitaire concernant ce que M. Barrès appelle le déracinement. L’Université ne recrute pas pour Paris, mais elle est l’Université de France, et la France est un pays très centralisé, bâti sur le type