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VII
L’ÉQUIPE LORRAINE

Avant de suivre chacun des sept Lorrains dans sa destinée individuelle, il faut les comprendre comme un bloc, comme un être unique dont les possibilités ne peuvent être développées ensemble et doivent être lancées sur des lignes divergentes. Cet individu unique ressemble dans ses grandes lignes à M. Barrès. Évidemment les sept Lorrains le représentent de façon bien inégale. Il est évident qu’il s’est figuré principalement dans Sturel, qui est Maurice Barrès dans la mesure où Bouteiller est Burdeau, où le Philippe du Jardin était le même Barrès. Mais les autres n’en expriment pas moins des sortes de Barrès manqués, de Barrès possibles, dont il trouvait, en creusant sa sensibilité, les amorces disponibles, les racines, des courants ou des marais de vie ralentie, spécialisée, empêchée, dans lesquels avec moins de souplesse vivante et un héritage moins comblé il eût pu demeurer engagé. Tout homme en se développant abandonne sur sa route des possibles de lui-même que l’artiste seul sait reprendre, exploiter, incarner idéalement. À côté de Sturel, Rœmerspacher représente le Lorrain solide, équilibré, développé dans le sens d’une intelligence lumineuse et saine, tel que M. Barrès aurait pu penser le devenir par exemple en 1888, avec moins de besoins en quinquinas, bromure, et toute la pharmacie d’Un Homme Libre. Les Taches d’encre, par exemple, nous le montrent hésitant un moment entre l’étude et ce qu’il appelle lui-même l’intrigue. Suret-Lefort, lui, exprime précisément dans cet ordre d’intrigue appliqué à la politique les possibilités de M. Barrès : le jeune député de vingt-six ans, qui achevait toutes ses phrases, qui avait le sens de la géographie électorale et de la zoologie parlementaire, certes pouvait suivre l’une des voies que présageait en souriant Jules Lemaître en 1889, nager dans le sein des commissions vers les maroquins, « employer couramment le mot d’agissements, cauchemar de Bergerat » et celui de compromissions.