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d’un discours de Jules Ferry cité en tête de Leurs Figures en a reçu une confirmation de plus. Et les autres horoscopes de Bouteiller avaient la même justesse.

De sorte que l’artifice de la thèse de M. Barrès serait celui-ci : Le professeur Bouteiller exerce une action mauvaise sur ses élèves, il les jette au déracinement et à l’individualisme, précisément dans la mesure où il cesse d’être un professeur, dans la mesure où il se défroque, dans la mesure où il se sent un homme politique. Il les entraîne dans son sillage d’arriviste. Il est lui-même un déraciné de l’Université. Son action professionnelle, son action de professeur — les justes conseils, et qui méritent d’être pesés, laissés à ses élèves, — sont démentis par son rayonnement de politicien, par son exemple de candidat, par son mépris pour l’ordre universitaire lui-même. Dès lors, comment M. Barrès peut-il solidariser en un bloc les reproches dont il charge Bouteiller et ceux dont il écrase l’Université ? Comment l’accident d’une destinée individuelle — ou de sept destinées individuelles — causé par le passage de Bouteiller à Nancy, peut-il être élevé à cette valeur française d’exemple et de type ?

Bouteiller dans l’Université est un politicien, essaye sur ses élèves l’argumentation qu’il développera dans les Assemblées, mais à la Chambre il demeure un professeur. « Bouteiller, pour avoir fait le pion depuis dix ans, se refusait à descendre des intérêts généraux aux vues particulières ; même au café, il aimait que les mots s’accordassent avec la religion kantienne ; enfin, il entendait faire le maître et non le confident[1] ». M. Barrès a pu remarquer à la Chambre que les gens les plus autoritaires sont les médecins qui ont l’habitude de trancher auprès des malades et les professeurs qui tranchent devant les enfants. « Un avocat est rompu à écouter les plus insipides arguties tandis qu’un professeur veut toujours régenter[2]. » Bouteiller est inapte à comprendre l’homme comme animal ; il manque de l’esprit de finesse. On le respecte pour « sa gravité et sa solitude, cette sorte de magistrature démocratique qu’il exerçait au Parlement[3] » mais aussi « on le déteste, on le trouve pion[4] ».

Bouteiller est-il un hypocrite ? Il ne semble pas. Évidemment,

  1. L’Appel au Soldat, p. 76.
  2. Id., p. 184.
  3. Id., p. 9.
  4. Leurs Figures, p. 184.