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De sorte que, lorsque M. Barrès dénonce « les professeurs de l’Université ivres d’un kantisme malsain[1] » et lorsqu’on voit quelle chose étrange et quelle imagination littéraire il entend par kantisme, il prête à sourire. Mais M. Barrès ne paraît pas moins se tromper sur la place de Kant dans l’enseignement universitaire que sur la nature de sa doctrine.

« Il y a en France, dit-il, une morale d’État ; on peut dire que le kantisme est cette doctrine officielle. M. André Cresson, professeur distingué du lycée d’Alençon, écrit : « La morale de Kant, plus ou moins modifiée, est la base de presque tous les cours de philosophie morale professés, en France particulièrement. On la retrouve dans la plupart des manuels destinés à l’éducation des enfants. Par là elle prend comme un caractère officiel[2]. » Je ne crois pas que M. Cresson ait raison. Toute grande et puissante doctrine morale a laissé des traces dans ce résidu qu’est la morale des manuels, où l’on trouve, comme les couches géologiques d’un terrain plissé, du platonisme, du stoïcisme, du spinozisme, où l’on trouvera demain du bergsonisme. Ce que le kantisme paraît avoir déposé dans l’enseignement de la morale en France, c’est l’idée de la dignité humaine, de la personne fin en soi et non moyen. Il a fourni une formule heureuse à une morale de culture individuelle dans laquelle les philosophes qui la rédigent aujourd’hui comprennent beaucoup d’hellénisme et de christianisme, et qui, en somme, a toujours été la forme générale de la morale d’Occident. Elle s’accorde jusqu’à un certain point avec la religion qui voit dans l’individu et dans le salut de l’âme individuelle sa fin la plus haute. À cette doctrine de la culture personnelle où convergent de Socrate à Kant les morales des grands philosophes, une partie de l’Université a précisément opposé, sous des influences anglaises comme celle de Spencer et allemandes comme celle du socialisme marxiste, une morale de l’homme rouage social, l’impératif spencérien : « Sois un agent conscient dans l’évolution de l’univers », une morale sociologique comme celle de Durkheim dans la Division du travail social. D’une façon générale, je crois que fort peu de professeurs de philosophie se sont ralliés à la morale intégrale de Kant, dont la réfutation est au contraire un des lieux communs de leurs cours.

Quand M. Barrès dénonce « un verbalisme qui écarte l’enfant de

  1. Scènes et Doctrines, p. 34.
  2. Id., p. 56.