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davantage servir de règle universelle, ou plutôt un être raisonnable ne saurait vouloir qu’elle en serve. Ce serait en effet vouloir qu’aucune faute ne soit pardonnée. Or, comme l’explique Kant pour un cas analogue : « Bien qu’il soit parfaitement possible qu’une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu’un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même : il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il se serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre[1]. » C’est d’ailleurs exactement le cas qui se réalise pour Bouteiller. Celui qui a refusé d’admettre le pardon d’autrui est lui-même obligé d’aller prier Sturel, à la fin de Leurs Figures, de ne pas publier sa honte de panamiste. La lecture de Kant lui aurait donné en ces matières des idées saines et justes.

Le jour de mai où Bouteiller va quitter ses élèves pour un lycée de Paris, et où il leur joue la plus étrange scène de comédie, il regrette de n’être pas arrivé à son cours dans « une grande pensée, la plus ample et la plus décisive : comment Kant aboutit au scepticisme absolu et puis comment il rétablit le principe de certitude disant : une réalité existé, c’est la Loi morale[2]. » Si son inspecteur général eût été là, ce fonctionnaire eût peut-être écrit sur le petit carnet noir pareil à celui où les sergents de ville verbalisent contre les marchandes des quatre-saisons : « Belles qualités extérieures de professeur, mais parle de ce qu’il connaît mal. Paraît en être resté sur Kant à l’Allemagne de Henri Heine. » La Critique de la Raison pure n’est nullement le livre du scepticisme absolu, mais une physiologie de la sensibilité, de l’entendement et de la raison. Le criticisme de Kant n’est pas plus un scepticisme que le positivisme de Comte. La Critique, qui se propose d’établir comment les mathématiques pures et la physique pure sont possibles, de donner une base philosophique à la science newtonienne, n’a jamais ruiné le principe de certitude. La loi morale n’établit nullement un principe formel de certitude, mais elle confère un caractère de certitude à certaines idées déterminées de la raison, ce qui n’est pas du tout la même chose.

  1. Fondements de la Métaphysique des Mœurs, trad. Delbos, p. 142.
  2. Les Déracinés, p. 24.