Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenir dans l’acte et dans la loi, comme leur fraîcheur et leur vie, un consentement joyeux, une invention poétique, un plaisir.

Bouteiller étant l’Adversaire, la morale de Kant, qu’il est censé incarner, est une morale adversaire de M. Barrès ; en luttant contre une conception étrangère qu’il croit voir agir sur la France et déraciner des Français, M. Barrès épouse l’attitude et la fonction d’un bon bastion de l’Est. La morale de Kant est comme l’épure de polytechnicien par laquelle le Charles Martin du lycée de Nancy conduit ses travaux sur le pays lorrain.

La formule qui gouverne cette épure est, selon M. Barrès, la règle : Agis toujours de façon que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. Je ne sais comment Burdeau l’expliqua à ses élèves, mais certainement M. Barrès la comprend mal et l’accuse de la rage pour la noyer. Selon lui « elle équivaut à dire que l’on peut connaître. la règle applicable à tous les hommes[1] ». C’est pourtant une vérité évidente que, si l’on donne de l’homme une définition quelconque, les règles qui ressortiront de cette définition seront applicables à tous les hommes. Montesquieu qui écrivit l’Esprit des Lois bien avant que Kant eût pensé sa morale, fonde sur ce principe toute la notion de loi humaine, toute la notion humaine de loi. Et l’on ne peut contester à Kant que la loi qui exige que l’on soit reconnaissant d’un bienfait vaut non seulement pour un Français, mais pour tout homme, et non seulement pour tout homme, mais pour tout être raisonnable.

Ce genre de vérité n’est pourtant point encore, exactement, celui que Kant veut incorporer à la maxime que M. Barrès comprend mal. Cette maxime est simplement fondée sur le principe de contradiction. Elle exprime en l’appliquant à la pratique la catégorie de l’universalité. L’universalité relevant de la raison pure, et se trouvant en même temps pourvue d’une valeur pratique, le grand principe de la morale kantienne, qui est la valeur de la raison pure pratique, se trouve par là établi. Cette doctrine délicate et puissante n’a rien de commun avec la caricature un peu épaisse qu’en donne M. Barrès, et la manière naïve dont il l’incarne en Bouteiller.

Dès son arrivée au lycée de Nancy, l’austère Bouteiller rédige des fiches sur les fonctionnaires qu’il faut déplacer ou révoquer. Même le concierge du lycée est dénoncé par lui comme bonapartiste et chassé. Et des sept Lorrains, il en est deux qui finissent comme mouchards :

  1. Les Déracinés, p. 23.