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listes sont conduits à s’adapter à cette division, à y ajouter, — à conspirer : « Une conspiration, se dit Julien, anéantit tous les titres donnés par les caprices sociaux. Là un homme prend d’emblée le rang que lui assigne sa manière d’envisager la mort. L’esprit lui-même perd de son empire[1]. » Seulement, la conspiration de Julien, en un temps où subsiste encore certain ordre politique, s’égare comme celle des sergents de la Rochelle ou celle de Strasbourg en une fantaisie de roman, — tandis que les Déracinés sont pris par une conspiration intéressante à laquelle s’emploie toute une partie du pays, et qui n’en conserve pas moins son piquant et son mystère : le boulangisme. Julien Sorel et François Sturel ont même tout ce qu’il faut pour se mêler à une conspiration qui ne réussit pas. Ce sont des romanesques plus que des sensuels, des ambitieux plus que des hommes d’action, destinés à tout faire à côté, à échouer, à ne garder que la volupté stérile et le remâchement de leur effort.

Mais entre Julien Sorel et les Déracinés, il faut noter deux grandes différences. D’abord les Déracinés sont un Julien à sept figures dont chacune exprime une partie du type. Ensuite Julien est un produit direct de la méditation solitaire, entre Rousseau et Napoléon, obligé de se créer en concentration, en volonté, par une méthode personnelle qu’il invente, par une hypocrisie savante qu’il exerce chez les Rênal et au séminaire, tandis que nos sept Lorrains ont un maître, un auteur, un Napoléon de chair et d’os dont l’enseignement et l’exemple les dirigent, Bouteiller.

VI
BOUTEILLER

Le personnage de Bouteiller ne contient évidemment rien par quoi M. Barrès ait voulu s’exprimer ou se transposer lui-même ; au contraire il est comme la somme de ses antipathies, de ses impossibilités. Il fait un pendant assez exact au Charles Martin de Bérénice,

  1. Le Rouge et le Noir, II, p. 47.