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Louis XIV de bronze dans la cour du château de Versailles, c’est que M. Barrès a collaboré plus ou moins volontairement à infléchir dans la direction de M. Maurras la courbe de cette pensée.

Napoléon professeur d’énergie, c’est une idée stendhalienne, c’est l’histoire de Julien Sorel, le jeune homme brûlant au XIXe siècle de « ce feu sacré avec lequel on se fait un nom[1]. » Julien se ronge dans le regret du temps où « un homme comme moi était tué ou général à 36 ans[2]. » Et Sturel, un Julien Sorel avec des rentes (« Ma vie, dit Julien, n’est qu’une suite d’hypocrisies parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain. ») ne césarisera qu’en un Boulanger, à l’âge duquel, comme Floquet le fit savoir, Napoléon était mort. Nos « sept Lorrains tous petits-fils de soldats de la Grande-Armée[3] » sont, à la suite de Julien, une énergie française qui essaie de se recomposer (Saint-Phlin) ou se défait en sensibilité (Sturel) ou se connaît en intelligence (Rœmerspacher). Le Rouge et le Noir et les Déracinés suivent ce qui est depuis cent ans le grand thème français : la conscience d’une génération d’épigones : « Pour chaque génération de France, comme il fit avec sa garde, vers la fin du jour, dans le suprême effort de Waterloo, il forme lui-même les premières lignes des combattants, et, quand tout le régiment passe, il leur adresse une courte allocution, en leur montrant de l’épée les positions à enlever[4]. »

L’univers de Julien Sorel a été créé par les Confessions et le Mémorial. Napoléon a pu dire qu’il eût mieux valu pour l’humanité que Rousseau et lui n’eussent pas existé. Mais enfin ces deux existences, ces deux influences, ont donné au siècle sa pente et sa logique, telles que les épousent fidèlement après Julien les Déracinés. M. Barrès mieux que le sec, lucide et classique Stendhal a réalisé la synthèse de ces deux courants faits d’une source de sentiments et d’une sourde d’énergie. Bouteiller arrive au lycée de Nancy en 1885. Rappelons-nous la prophétie de Stendhal : Je ne serai compris que vers 1885.

Là est d’ailleurs l’écueil qui brise Julien : il est entraîné vers deux vies entre lesquelles il ne sait pas choisir, ou desquelles il ne veut sacrifier aucune : la vie sentimentale et instinctive, la vie d’ambition,

  1. Le Rouge et le Noir, (éd. Lévy), p. 73.
  2. Id., p. 74.
  3. Les Déracinés, p. 217.
  4. Id., p. 219.