Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à des imaginations. Un individu est la seule réalité qui subsiste dans la France dissociée et décérébrée. La littérature nous montrait en Rousseau et Chateaubriand ces mêmes types d’individus solitaires et souverains, qui préoccupèrent le romantisme de M. Barrès, et qui, conjurés avec la figure de Napoléon, mettaient à l’horizon du Culte du Moi une montagne puissante, une forme fière de personnalité.

Dans le Tombeau de l’Empereur M. Barrès épouse la passion napoléonienne des sept Lorrains, mais si ce chapitre est une apothéose de l’homme, le livre entier est un réquisitoire contre l’œuvre. Les Déracinés illustreraient ces mots du Voyage de Sparte : « Ce n’est point dans les livres, c’est tout autour de moi que j’ai appris combien étaient rares les circonstances où le héros est utile à l’État. Pour l’ordinaire, ce genre de personnage est un péril public[1]. » Un Napoléon n’est utile qu’à l’individu, à l’énergie individuelle qui veut un exemple et un type. Il est néfaste à l’énergie nationale qui exige l’acceptation et la subordination. « Des hommes qui n’ont pas de devoirs d’état, qui sont enfiévrés par l’esprit d’imitation en face d’un héros, et qui prétendent intervenir avec leurs volontés individuelles dans les actions de la collectivité, c’est pour celle-ci tout à fait terrible[2]. » La carrière ouverte aux talents, cela se traduit par des forces lâchées à grand risque pour tous ; le culte de l’individu, cela se traduit par une réalité sociale bornée de partout et sous toutes ses formes à l’individu. L’individu Napoléon a fait, a laissé, a excité des individus. M. Barrès a appris dans Taine le grand massacre accompli par la Révolution et par son soldat couronné, massacre des réalités et des institutions interposées entre l’individu et l’État. Lorrain il a pu reconnaître là l’une des causes qui affaiblissent la résistance lorraine à la germanisation : « Le code napoléonien poursuit la division à l’infini des propriétés, déracine moralement et matériellement nos fils, nous limite à une œuvre viagère et supprime les familles-chefs, ou, si vous voulez, les influences indigènes[3]. » Si nous nous représentons aujourd’hui Napoléon professeur d’énergie comme le type de l’individu obligé de se recommencer avec une grande dépense de forces, à chaque génération, nous le devons un peu aux Déracinés. Et si le tombeau de Napoléon aux Invalides excite peut-être moins la pensée vivante de la jeunesse que le

  1. Le Voyage de Sparte, p. 111.
  2. Les Déracinés, p. 242.
  3. Au Service de l’Allemagne, p. 18.